Une interrogation politique cruciale :
Comment les hommes peuvent-ils devenir capables de résoudre leurs problèmes eux-mêmes (...) ?
Cornelius Castoriadis (1996)
ÉDUQUER À L'AUTONOMIE
CORNELIUS CASTORIADIS (Toulouse 1997)
Je peux dire que je suis libre dans une société où il y a des lois, si j’ai eu la possibilité effective (et non simplement sur le papier) de participer à la discussion, à la délibération et à la formation de ces lois. Cela veut dire que le pouvoir législatif doit appartenir effectivement à la collectivité, au peuple.
Enfin, cet individu autonome est aussi l’objectif essentiel d’une psychanalyse bien comprise. Là, nous avons une problématique relativement différente, parce qu’un être humain est, en apparence, un être conscient ; mais, aux yeux d’un psychanalyste, il est surtout son inconscient. Et cet inconscient, généralement, il ne le connaît pas. Non pas parce qu’il est paresseux, mais parce qu’il y a une barrière qui l’empêche de le connaître. C’est la barrière du refoulement.
Nous naissons, par exemple, comme monades psychiques, qui se vivent dans la toute-puissance, qui ne connaissent pas de limites, ou ne reconnaissent pas de limites à la satisfaction de leurs désirs, devant lesquels tout obstacle doit disparaître. Et nous terminons par être des individus qui acceptent tant bien que mal l’existence des autres, très souvent formulant des voeux de mort à leur égard (qui ne se réalisent pas la plupart du temps), et acceptent que le désir des autres ait le même droit à être satisfait que le leur. Cela se produit en fonction d’un refoulement fondamental qui renvoie dans l’inconscient toutes ces tendances profondes de la psyché et y maintient une bonne partie des créations de l’imagination radicale.
Une psychanalyse implique que l’individu, moyennant les mécanismes psychanalytiques, est amené à pénétrer cette barrière de l’inconscient, à explorer autant que possible cet inconscient, à filtrer ses pulsions inconscientes et à ne pas agir sans réflexion et délibération. C’est cet individu autonome qui est la fin (au sens de la finalité, de la terminaison) du processus psychanalytique.
Or, si nous faisons la liaison avec le politique, il est évident que nous avons besoin d’un tel individu, mais il est évident aussi que nous ne pouvons pas soumettre la totalité des individus de la société à une psychanalyse. D’où le rôle énorme de l’éducation et la nécessité d’une réforme radicale de l’éducation, pour en faire une véritable païdaïa comme disaient les Grecs, une païdaïa de l’autonomie, une éducation pour l’autonomie et vers l’autonomie, qui amène ceux qui sont éduqués - et pas seulement les enfants - à s’interroger constamment pour savoir s’ils agissent en connaissance de cause plutôt qu’emportés par une passion ou par un préjugé.
Pas seulement les enfants, parce que l’éducation d’un individu, au sens démocratique, est une entreprise qui commence avec la naissance de cet individu et qui ne s’achève qu’avec sa mort. Tout ce qui se passe pendant la vie de l’individu continue à le former et à le déformer. L’éducation essentielle que la société contemporaine fournit à ses membres, dans les écoles, les collèges, les lycées et les universités, est une éducation instrumentale, organisée essentiellement pour apprendre une occupation professionnelle. Et à côté de celle-ci, il y a l’autre éducation, à savoir les âneries que diffuse la télévision.
PAULO FREIRE
Pédagogie de l'autonomie (2006)
(p. 31) La question de la formation de l'enseignant à côté de la réflexion sur la pratique éducative progressive visant l'autonomie des apprenants est la thématique centrale de ce texte. Cette thématique incorpore des savoirs fondamentaux requis par cette pratique, auxquels, je l'espère, le lecteur critique ajoutera quelques-uns qui m'auraient échappé ou dont je n'aurais pas perçu l'importance.
(pp. 33-34) Par ailleurs, j'aimerais souligner notre responsabilité éthique de professeurs dans l'exercice de notre tâche d'enseignant. J'aimerais souligner que cette responsabilité concerne également celles et ceux qui se trouvent en formation pour devenir enseignants. Ce petit livre est entrecoupé ou pénétré dans sa totalité par le sens d'une attitude éthique nécessaire qui connote expressivement la nature tant de la pratique éducative de l'enseignant que de la pratique formatrice, à savoir celle mise en oeuvre pour former l'enseignant. Éducateurs et étudiants, nous ne pouvons, à la vérité, échappé à la rigueur éthique. Mais il doit rester clair que l'éthique dont je parle n'est pas l'éthique mineure et étroite du marché qui se courbe obéissante aux intérêts du lucre. (...) Je parle, bien au contraire, de l'éthique universelle de l'être humain. Je parle de l'éthique qui condamne le cynisme d'un tel discours, qui condamne l'exploitation de la force de travail de l'être humain, qui condamne l'accusation par ouï-dire et l'affirmation de quelqu'un qui a parlé de A sachant que B a été dit. Je parle de l'éthique qui condamne le comportement de fausser la vérité, de leurrer l'imprévoyant, de frapper le faible et le sans-défense, d'enfouir le rêve et l'utopie, de promettre en sachant que la promesse ne sera pas tenue, de témoigner mensongèrement, de parler du mal des autres par goût de dire du mal. L'éthique dont je parle est celle qui se sait trahie et niée dans les comportements grossièrement immoraux comme dans la perversion hypocrite de la pureté en puritanisme. L'éthique dont je parle est celle qui se sait confrontée aux manifestations discriminatoires en termes de race, de genre, de classe. C'est pour cette éthique inséparable de la pratique éducative - peu importe, si nous travaillons avec des enfants, des jeunes ou des adultes - que nous devons lutter. Et la meilleure manière de lutter pour elle, c'est de la vivre dans notre pratique, c'est de la témoigner vivace aux apprenants dans notre relation avec eux. Ce témoignage se manifeste dans la manière dont nous traitons les contenus que nous enseignons, et avec laquelle nous citons les oeuvres des auteurs dont nous partageons ou non les points de vue. (...) Certes, je peux ne pas accepter la conception pédagogique de tel ou tel auteur et je dois y compris exposer aux élèves les raisons de mon opposition à celle-ci. Mais ce que ne ne peux pas faire dans ma critique, c'est mentir, dire des contrevérités à son endroit. La préparation scientifique, correction éthique, respect des autres, cohérence, capacité de vivre et d'apprendre avec la différence, ne pas permettre à notre mal-être personnel ou à notre antipathie pour autrui de l'accuser de ce qu'il n'a pas commis, sont autant d'obligations à l'accomplissement desquelles nous devons nous consacrer avec humilité mais aussi avec persévérance. Il est non seulement intéressant, mais profondément important que les étudiants perçoivent les différences de compréhension des faits, les positions parfois antagonistes des enseignants dans l'appréhension des problèmes et dans les manières d'envisager les solutions. Mais il est tout aussi fondamental qu'ils perçoivent le respect et la loyauté avec lesquels un enseignant analyse et critique la posture des autres.
(p.
L’éducation à l’autonomie
Par Jean-Pierre Bourreau et Michèle Sanchez
Mardi 9 janvier 2007(Cahiers pédagogiques, no 449, dossier "Qu'est-ce que fait changer l'école?"
Former des individus "autonomes et responsables" constitue depuis longtemps une des grandes finalités affichées l’Ecole. Hier dans des dispositifs à la marge de la "forme scolaire" [1], demain au centre du système éducatif avec le socle commun de connaissances et de compétences ?
Les trois dispositifs impulsés par l’institution au détour de l’an 2000 (TPE en lycée général, PPCP en lycée professionnel et IDD en collège) font d’une certaine autonomie accordée aux élèves un levier pour (re) donner du sens aux activités scolaires et (re) mobiliser les élèves sur les apprentissages. A la marge du système scolaire, le pouvoir politique impose la généralisation et l’encadrement de pratiques pédagogiques qui ne sont pas nouvelles et qui sont caractérisées par la démarche de projet, une approche inter/pluri/transdisciplinaire et le travail en équipe des enseignants. Notre Groupe de Recherche-Formation a voulu aller voir de plus près ce que ces dispositifs qualifiés de "novateurs" produisent en terme d’éducation à l’autonomie des élèves.
De quelle autonomie parlons-nous ?
Bien souvent invoquée pour définir les finalités de l’enseignement, l’autonomie devient très vite mystérieuse dès qu’il s’agit de se poser la question des moyens mis au service de cette finalité. Si l’on emprunte à Castoriadis, une définition dont l’exigence radicale transparaît fortement derrière son apparente simplicité, l’autonomie peut être considérée comme le fait de "se donner soi-même ses lois, [...] sachant qu’on le fait" [2], on s’éloigne fortement des représentations spontanées des élèves - mais sans doute également de certains enseignants - qui donnent à l’autonomie le sens de ce qu’on accomplit en se débrouillant seul, en agissant librement, en découvrant par soi-même ou encore en faisant à sa propre manière. D’une façon générale, il semble que l’autonomie soit perçue de manière profondément ambivalente et pas seulement parce qu’elle s’inscrit à la fois dans le registre des moyens et celui des fins. Elle l’est aussi parce qu’elle désigne aussi bien le potentiel quasi illimité de celui qui serait parvenu au terme de ses apprentissages et les manières de se montrer un peu plus "débrouillard" qu’un autre dans les activités quotidiennes de la classe. D’un côté, l’Autonomie est saluée comme la raison ultime de l’enseignement ; de l’autre, l’autonomie des élèves ne serait que l’indice d’une certaine habileté dans l’accomplissement des tâches scolaires. L’histoire ne dit pas vraiment comment passer de cette petite autonomie, partielle, limitée au domaine du faire, à la grande Autonomie des sujets adultes pleinement responsables et conscients de l’être.
Dans la préface rédigée pour le rapport final du GRF [3], François Galichet se livre à une archéologie de la notion dans laquelle il souligne, lui aussi, la profonde ambivalence de l’autonomie à travers différentes périodes depuis ses origines antiques. Aujourd’hui, l’autonomie paraît à la fois comme un facteur d’émancipation et d’accomplissement de soi et comme un facteur d’intégration dans le monde économique et social. On peut même parler d’une véritable injonction à l’autonomie, y compris en direction des emplois "non qualifiés" : "... les enquêtes qualitatives montrent qu’au-delà des tâches, des zones d’autonomie et de responsabilité existent : responsabilité financière pour les caissières, surveillance des stocks et commandes des réassortiments pour les employés de libre-service, lancement des commandes selon le rythme d’arrivée des clients dans la restauration ; et, plus généralement, toutes les situations de gestion de l’urgence et des conflits éventuels avec la clientèle. Tout en n’ayant qu’une information très sommaire sur le fonctionnement de l’établissement, les salariés sont amenés à prendre des décisions et à faire preuve d’initiative. Ils sont souvent livrés à eux-mêmes face à des situations qui ne relèvent pas de leur niveau de qualification..." [4]
Bernard Lahire nous ramène sur le terrain de l’éducation dans un article consacré à la construction de l’autonomie à l’école primaire [5] en montrant l’articulation entre autonomie politique et autonomie cognitive. Cette dichotomie nous aide aussi à penser la place de l’autonomie dans les dispositifs mis en place dans le 2nd degré.
L’autonomie politique suppose la mise en place d’un espace régi par les règles du jeu explicite que l’élève doit pouvoir s’approprier pour se libérer de la dépendance vis-à-vis du professeur ; c’est tout l’intérêt du cadre mis en place dans les dispositifs étudiés. Cet espace est aussi ouvert sur l’extérieur avec les innombrables ressources offertes aux élèves pour mener à bien leur projet [6] : "On a cherché tout ce qui était dans les bouquins, dans les magazines au CDI. Après, chacun a cherché dans les bibliothèques municipales et tout ça. Et puis, trois séances après, quand on a pu prendre rendez-vous, on est encore allé voir dans les hôpitaux, enfin dans les établissements." (Yves, TPE, Comment le sport peut-il mieux intégrer les handicapés à la société).
L’autonomie cognitive renvoie d’abord à la liberté laissée à l’élève de rechercher, sélectionner, exploiter des informations ou procéder à des expérimentations pour construire son savoir : "tâtonnement expérimental" cher à Freinet, multiplication des situations-problèmes et des conflits socio-cognitifs sont ici au cœur du processus d’apprentissage. Mais celle-ci suppose toutefois le changement de posture des acteurs. Le professeur, de transmetteur de savoirs devient, dans ce contexte, accompagnateur de l’élève dans son cheminement vers le savoir. Parallèlement, l’élève est invité à abandonner son "métier d’élève" [7] pour devenir progressivement l’auteur et le sujet de ses apprentissages.
"Ils nous ont fait confiance..."
Les témoignages des élèves confirment la profonde ambivalence de la notion d’autonomie dans le cadre des IDD, TPE et PPCP. Il faut d’abord noter que la démarche de projet et la "mise en autonomie" ne conviennent pas, d’emblée, à tous : "Tout au début on n’était pas motivé ; mais après on s’est dit : on va le faire vite ; comme ça, ça sera fait le plus vite possible. On va se débrouiller pour faire le plus vite possible. Mais j’avais pas trop envie de faire le boulot." (Myriam - IDD 5e).
Pour d’autres élèves, la conduite du projet apparaît comme une obligation, une succession de tâches dictées par le professeur, comme dans les autres activités scolaires. "Et après on devait... Ils nous ont dit de... regarder ce qu’on avait et de trier. Et alors on a trié et on a fait un... panneau ou un cahier. On devait présenter devant tous les élèves. A un moment on a fait le carnet de bord à partir... On devait y chercher des mots clés. Et à partir de ces mots clés, on devait chercher des questions." (Mélanie, IDD 5e).
Ensuite, cette injonction d’autonomie peut s’avérer déstabilisante pour les élèves face à la complexité et à la nouveauté des tâches attendues, y compris pour des élèves de 1ère S : "C’est dur de gérer au quotidien un peu... tout ça des fois, plutôt que de l’avoir sur toute l’année à chaque fois. L’avantage d’avoir un programme en 1ère S, les professeurs, contrairement aux chercheurs, ils ont un programme. Chaque semaine, ils se fixent : "Bon, il faut que je parle de cela" Et là justement, on ne savait pas trop où aller et rester dans le sujet et le traiter dans les temps voulus. Et rester dans la problématique en rendant une bonne chose. Ça pouvait être dur... oui." (Yves, TPE).
De toute façon, dans ce type de démarche, les moments de doute sont inévitables et parfois anxiogènes : "La séance la moins intéressante ? Cela devait être quand on travaillait vraiment toutes les deux, comme ça, et puis qu’on savait plus trop où est-ce qu’on en était... et puis qu’on ramait un peu quoi. On se regardait un petit peu angoissée..." (Marine, TPE).
C’est bien souvent dans l’après-coup, une fois le travail terminé, que les élèves prennent conscience du bénéfice qu’ils peuvent retirer d’une démarche fondée sur le développement de l’autonomie, : "Ce qui m’a plu dans ce travail, c’est le fait que l’on soit autonome pour différentes choses. D’abord, pour l’accueil de l’écrivain, on nous a laissé quartier libre, à peu près, pour faire tout nous-mêmes : la préparation des gâteaux, l’accueil, les textes qu’on devait écrire et tout ça quoi. Et aussi par rapport à la vie associative : là, on nous laissait la liberté d’aller chercher par nous-mêmes, d’aller chercher nous-mêmes les lunettes, on n’était pas constamment derrière nous. Et ça, j’apprécie vraiment qu’ils nous fassent confiance." (Martine, PPCP).
Autonomie du faire, certes, mais aussi autonomie de l’apprendre, comme l’expriment aussi bien Mathieu en classe de 5e que Carole en 1ère S : "L’autonomie ? C’est que... si je comprenais pas quelque chose déjà je pouvais m’en remettre presque qu’à moi-même. Ensuite, les recherches, j’estime que je les ai faites par moi-même et c’est pas quelqu’un qui m’a mis devant un cahier, qui m’a fait écrire des choses. Ensuite j’ai appris. C’est plutôt moi qui ai fait les recherches et ensuite que j’ai appris... " (IDD). "L’exposé, c’est des choses, des informations, que l’on peut trouver dans les encyclopédies, dans les livres, c’est juste des informations que l’on reformule pour les présenter, pour apprendre quelque chose. Alors que les TPE, c’est des informations que l’on cherche ailleurs, qu’on est obligé de... pas d’inventer mais qu’on est obligé de faire, nous-mêmes, plus ou moins. On a une problématique à laquelle on doit répondre. Il faut prendre des initiatives, faire des expériences, tout ça. Eventuellement, prendre des rendez-vous avec les gens qui peuvent nous aider et à partir de ça, on peut écrire quelque chose." (TPE).
Mais l’autonomie se développe aussi et surtout dans une dimension collective grâce à la dynamique du travail en groupe : écoute de l’autre, tolérance, entr’aide, respect de points de vue différents sont autant de signes de l’évolution du rapport aux autres. Si on y ajoute le renforcement de la confiance en soi et l’ouverture sur le monde, nous avons là tous les ingrédients de l’instauration d’un autre rapport au savoir : "J’ai appris à faire du travail en groupe plus que d’habitude parce que, même quand c’est un devoir, on fait jamais un travail en commun. Alors que là c’est vraiment réparti... Tout le côté répartition des tâches, être un peu dans une équipe qui apparaît. Donc, ça j’ai déjà appris... J’ai aussi appris pas mal à apprendre, pas mal par l’échange plus que par la lecture ou des choses comme ça." (Yves, TPE).
Et puis... "Pouvoir faire autre chose... surtout un petit peu une bouffée d’air frais par rapport aux autres cours. Voilà... c’était vraiment un peu nous qui faisions le cours, quoi." (Marine, TPE).
L’autonomie comme espace de liberté laissée aux élèves apparaît bien, pour certains d’entre eux au moins, comme la condition de l’élaboration du savoir. Au bout du cheminement, l’autonomie comme condition d’apprendre et l’autonomie comme finalité des apprentissages, l’autonomie politique et l’autonomie cognitive, peuvent, sous certaines conditions, se rejoindre.
Cohabitation ou tension ?
La mise en œuvre des IDD, TPE et PPCP dans une perspective de développement de l’autonomie des élèves ne va pas de soi. Elle suppose, de la part des enseignants, une gymnastique complexe pour essayer de gérer au mieux les contradictions et les paradoxes inhérents au statut institutionnel de tels dispositifs. Installé à la marge du système scolaire, l’"extraordinaire du projet" à raison d’une moyenne de deux heures par semaine, côtoie "l’ordinaire de la classe" [8] et de la "forme scolaire". Il s’agit dès lors de faire cohabiter, pour les élèves comme pour les enseignants, deux mondes scolaires, deux figures de l’apprendre, deux types de rapport au savoir.
Pour les enseignants, l’enjeu est donc de transformer en tensions fécondes ces paradoxes et contradictions, d’articuler contraintes et espaces de liberté. Au terme de notre travail, nous en avons identifié plusieurs :
- Tension entre le cadre institutionnel et les situations sur le terrain qui suppose l’élaboration d’arrangements locaux
- Tension entre les programmes (ou référentiels) des différentes disciplines et l’approche pluridisciplinaire qui ne va pas sans poser de réels problèmes didactiques
- Tension entre la production visée par le projet et le processus de réalisation : surtout s’il est ambitieux et original, l’objectif de production peut se révéler un puissant stimulateur du travail des élèves ; mais, il ne doit pas constituer un but en soi, ni faire oublier l’importance du processus d’élaboration du produit final. Dans cette optique, le carnet de bord peut apparaître, certes, comme un moyen de contrôle pour le professeur mais peut aussi devenir un véritable outil au service de l’élève dans la gestion de son temps. Le temps de la réalisation d’un projet collectif est fait d’un enchevêtrement de temporalités de durées et d’orientations variables, d’allers-retours constants entre ce qui est en train de se faire (présent), ce qui a déjà été fait (passé) et ce qui reste à faire (futur) pour atteindre le but fixé. En permettant aux élèves de se "projeter" [9] dans un futur pas trop lointain, à leur portée, la pédagogie de projet peut contribuer à donner de la valeur, de l’épaisseur au temps scolaire et à sortir les élèves du "présentisme" [10] et de son corollaire, le fatalisme.
- Tension entre la maîtrise du projet par les professeurs et l’implication des élèves : qu’ils le veuillent ou non, les enseignants sont les garants de ce qui se fait à l’école sous leur responsabilité. Mais les élèves ne peuvent s’approprier le projet que si les professeurs acceptent d’abandonner une partie, au moins, de leurs prérogatives dans la conduite des opérations. C’est notamment le cas lors du choix du sujet, de la constitution des groupes, de la gestion du temps, de la place des élèves dans l’évaluation. De la même façon, la posture d’accompagnement de l’enseignant oscille constamment entre deux types d’attitudes. Tantôt, le professeur joue le rôle du guide : il précède le groupe et lui montre le chemin à suivre ; il met en place des séances méthodologiques, donne des consignes et définit, avec le groupe, des critères de mise en œuvre. Tantôt, il est aux côtés des élèves : il apporte des réponses à une demande d’aide ponctuelle, stimule, incite à aller plus loin dans sa "zone proximale de développement" [11], est à l’écoute notamment lorsque les élèves connaissent des difficultés. L’attitude bienveillante, compréhensive à l’égard des élèves traduit un double souci : celui de les pousser à aller le plus loin possible et celui de veiller à ce qu’ils ne s’écartent pas (trop)... du droit chemin.
- Tension entre la méthode d’apprentissage des enseignants et le tâtonnement des élèves : par atavisme professionnel, l’enseignant se sent obligé de définir un cadre de recherche ou d’expérimentation le plus précis possible : faire la liste des problèmes à résoudre, énoncer des hypothèses de recherche ou construire une problématique, diversifier les sources d’information, traiter et exploiter l’information recueillie, formuler des conclusions. Cette méthodologie est censée représenter le plus court chemin pour accéder au savoir. Mais en prétendant faire l’économie des tâtonnements de l’élève, elle risque d’occulter son autonomie cognitive et de le priver ainsi de détours fructueux par l’erreur, le conflit socio-cognitif avec ses pairs, la résolution de situations-problèmes... Plus que d’un apprentissage par l’erreur, on peut alors parler d’un mode d’apprentissage par l’"errance", qui permet à chaque élève de faire l’expérience, collectivement et individuellement, de la liberté d’apprendre.
- Tension entre le faire et l’apprendre : le faire, c’est ce que les élèves évoquent le plus spontanément au cours des entretiens ; c’est donc vraisemblablement ce dans quoi ils s’impliquent le plus, de différentes façons : en temps, en énergie, en créativité, en ingéniosité, en prise d’initiatives et de responsabilités qui permettent de révéler des compétences inattendues. Mais faire n’est pas un but en soi...
La pédagogie de projet est aussi, bien souvent, une pédagogie du détour pour amener les élèves à réaliser certains apprentissages [12], à condition que l’application des élèves à faire se combine avec une mobilisation sur l’apprendre. Mais une des difficultés majeures à accorder toute leur place aux savoirs tient dans le fait que le travail de recherche, qui absorbe une partie de l’énergie des élèves, ne débouche pas nécessairement sur l’élaboration et l’appropriation de connaissances. Lorsque les élèves apportent des réponses aux questions qu’ils se sont préalablement posées, rien ne nous permet d’affirmer qu’ils en ont tiré la "substantifique moelle". Découvrir et apprendre ne sont pas des opérations de même nature. Si, comme l’a écrit JY Rochex, apprendre c’est "faire un pas de côté" [13] ; il importe de prévoir des moments de pause réflexive, voire métacognitive, afin de permettre aux élèves d’entreprendre cette "maturation", cette transformation de l’action en pensée, de l’expérience du projet en apprentissages scolaires.
La construction des compétences nécessaires pour gérer les différentes tensions explicitées ci-dessus ne peut se faire que dans le tâtonnement et dans la durée. Or, l’élan institutionnel pour mettre en place ces dispositifs pédagogiques dits novateurs est vite retombé : en 2004/2005, les TPE ont été supprimés en Terminale ; la réduction drastique des moyens dans le cadre de la DHG a conduit à l’abandon pur et simple des IDD dans de nombreux collèges ; le caractère pluridisciplinaire des PPCP se révèle, à la longue, très aléatoire. Aujourd’hui pourtant, le socle commun fait la part belle aux compétences liées à l’autonomie et à l’initiative des élèves en leur consacrant l’ensemble du pilier 7.
Loin des aléas et des soubresauts de la politique éducative, nous avons simplement souhaité mieux comprendre les potentialités, les enjeux et les limites de dispositifs susceptibles de contribuer à une éducation à l’autonomie. Chemin faisant, nous avons repéré des points d’appui pour fonder, dans le quotidien de la classe, des pratiques qui cherchent à articuler apprentissage de l’autonomie et autonomie dans les apprentissages.
Jean-Pierre Bourreau et Michèle Sanchez, Responsables de formation continue 2nd degré - IUFM d’ALSACE.
Objets d’étude et méthodologie de recherche
Notre groupe étant "multicatégoriel" c’est-à-dire composé de professeurs de collège, de lycée et de lycée professionnel, il a été possible d’analyser les différentes prises en charge par certains membres du groupe.
Dans le cadre des itinéraires de découverte, il s’agit de deux thématiques : l’une sur "l’imprimerie à travers le temps" (Français et Technologie), l’autre sur "L’Ill aux mystères" (SVT et Histoire-Géographie) dans des classes de 5e au collège. Pour les Travaux Personnels Encadrés en 1ère Scientifique, ce sont des objets d’étude communs aux SVT et à l’EPS qui ont été choisis par les élèves. Enfin, concernant le Projet Pluridisciplinaire à caractère professionnel, les champs sont particuliers : d’une part, il s’agit du travail effectué dans le cadre des stages à l’étranger des sections européennes en Terminale Bac Pro de Maintenance des Matériels et, d’autre part, de la collecte de lunettes dans un but humanitaire avec une classe de Terminale BEP Vente en lycée professionnel.
Le corpus de travail a pu être constitué, pour chaque dispositif présenté, à deux niveaux : d’une part, la description et l’analyse des séances sur l’année scolaire par chaque collègue concerné ; d’autre part, l’interview de 2 à 4 élèves par classe par d’autres membres du groupe, ces derniers ne connaissant pas les élèves pour garder toute la neutralité nécessaire au questionnement.
/Formiris/Août 2006
[1] Guy Vincent, L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? PUL de Lyon - 1994
[2] In Les carrefours du Labyrinthe III, Paris, Le seuil, 1990 ; cité par G. David, in Cornélius Castoriadis, Le Projet d’autonomie, Paris éd. Michalon, 2000, p. 13
[3] L’accompagnement de l’élève dans une démarche d’autonomie, Rapport final du Groupe Recherche Formation 03/05, IUFM d’Alsace, avec François Galichet, (Professeur émérite de Philosophie à l’IUFM d’Alsace et expert scientifique du groupe)
[4] Le retour de l’emploi non qualifié paru dans le mensuel Alternatives Economiques (n° 237, Juin 2005, p. 71)
[5] Bernard Lahire, La construction de l’autonomie à l’école primaire : entre savoirs et pouvoirs, Revue française de Pédagogie, n° 134.
[6] Les citations d’élèves sont extraites du rapport final.
[7] Philippe Perrenoud, Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 1994.
[8] Pour reprendre l’expression de P. Bouveau et JY Rochex dans "Les ZEP, entre école et société" - CNDP Hachette, 1997.
[9] Philippe Perrenoud : Le projet personnel de l’élève : une fiction ? 2001. Dans cet article, l’auteur critique vigoureusement le "projet personnel de l’élève" et conclut ainsi : "Si l’on veut amener les élèves qui n’ont pas construit en famille ce rapport au projet, le plus urgent n’est pas de les individualiser en s’inventant prématurément un projet personnel, c’est de les embarquer dans des projets collectifs".
[10] Voir François Hartog : Régimes d’historicité ; Présentisme et expérience du temps, Paris, Le Seuil, 2003.
[11] L.S. Vigotsky, Pensée et Langage, 1934 - La Dispute, 3e éd. 1997
[12] On rejoint ici une interrogation souvent formulée à l’égard des pédagogies actives : dans quelle mesure ne confondent-elles pas activité des élèves et agitation, activité intellectuelle et activité physique ? Il est évidemment plus facile de se centrer sur ce que fait l’élève concrètement que sur ce qu’il mobilise intellectuellement, sur ce qui est du domaine de l’observable que ce qui ressortit de l’invisible.
[13] “A l’école, il importe de faire un pas de côté par rapport au monde d‘expérience qui est d’abord celui de l’enfant. Ce qui était objet d’action devient objet de pensée, et ce travail est lié à la fonction primordiale de l’écrit. (...) La culture écrite permet l’élaboration d’un autre rapport au monde moins immédiat, elle inscrit l’enfant dans un nouveau rapport au langage et à ses propres expériences, elle introduit un temps d’élaboration, de médiation”. Cahiers pédagogiques, n° 410, janvier 2003, p. 27.
ÉDUQUER À LA RÉFLEXIVITÉ
PAULO FREIRE (1996)
(quatrième couverture) " L’idéologie fataliste et immobilisante qui anime le discours néolibéral parcourt librement le monde. Avec des airs de postmodernité, elle insiste pour nous convaincre que nous ne pouvons rien contre la réalité qui, d’historique et sociale, passe pour être ou devenir “quasi naturelle”. Des phrases comme “la réalité est ainsi même, que pouvons-nous faire ?” ou “le chômage dans le monde est une fatalité de la fin du siècle” rendent compte de cette idéologie et de son indiscutable volonté immobilisatrice. De son point de vue, cette idéologie n’offre qu’une seule sortie pour la pratique éducative : adapter l’apprenant à cette réalité qui ne peut être changée. Il en découle la nécessité de l’entraînement technique indispensable à l’adaptation de l’apprenant, à sa survie. Ce livre est un choix décisif contre cette idéologie qui nous nie et nous humilie en tant qu’être humain. Il nécessite que le lecteur ou la lectrice s’y investisse dans une attitude critique avec une curiosité croissante. »
(p. 31) Aux lecteurs et lectrices, je dois un éclaircissement de ce qui va suivre: dans la mesure où cette thématique même demeure toujours dans mes préoccupations d'éducateur, certains points de vue discutés ici ne sont pas étrangers aux analyses faites dans mes livres antérieurs. Cependant, je ne crois pas que la reprise de problèmes d'un livre à l'autre et dans le corps même d'un même livre incommode le lecteur, surtout quand la reprise d'un sujet ou d'un thème avec la marque orale de mon écriture. Mais elle a aussi à voir avec l'importance que le thème, dont je parle et sur lequel je reviens, revêt dans l'ensemble des objets qui orientent ma curiosité. Il faut la voir aussi dans la relation qu'une certaine matière entretient avec d'autres émergeant dans le cours du développement de ma réflexion. Dans ce sens, par exemple, j'aborde à nouveau la question de l'inachèvement de l'être humain, de son insertion dans un mouvement permanent de quête. Je rediscute de la notion de curiosité ingénue et celle de critique devenant épistémologique. J'insiste à nouveau sur ce que former est beaucoup plus que simplement entraîner l'apprenant à accomplir des performances. Et pourquoi ne pas dire non plus la quasi obstination avec laquelle je parle de mon intérêt pour tout ce qui touche aux hommes et aux femmes, thème duquel je sors et auquel je retourne avec le goût de celui qui s'y adonne pour la première fois. De là, le lecteur peut comprendre ma critique récurrente à l'égard de la méchanceté néolibérale, du cynisme de son idéologie fataliste et de son refus inflexible du rêve et de l'utopie. Il peut aussi entendre les raisons du ton de rage et de colère légitime qui enveloppe mon discours, lorsque je me réfère aux injustices auxquelles sont soumis les miséreux du monde. Ce ton exprime mon absence d'intérêt pour afficher un air d'observateur impartial, objectif, sûr, à l'égard des faits et des événements. Jamais, je n'ai pu être un observateur "timidement" (note 1: N.D.T. j'ai pensé que l'adverbe "timidement" pouvait le mieux rendre l'idée que Paulo Freire voulait donner avec "acinzendatamente". Cet adverbe dérive de "acinzentar" qui indique l'idée de prendre la couleur de la cendre) impartial, cependant, jamais je ne me suis éloigné d'une position rigoureusement éthique.
ANTHONY GIDDENS (1987)
" Le contrôle réflexif puise dans la conscience pratique qui est la connaissance tacite appliquée avec compétence dans l'agissement ("enactment") de conduites, en situation de co-présence, mais que l'acteur n'est pas capable d'exprimer de façon discursive. Elle est tout ce que les acteurs savent, croient ou croient savoir au sujet des conditions sociales, y inclus en particulier les conditions de leur propre action et de celle des autres, et qu'ils utilisent dans la production-reproduction de leur action d'une façon proche de l'"indexicabilité" de l'action de Garfinkel (1967). La plus grande partie de ce que Schutz (1962) appelle les "stocks de connaissance" et que Giddens (1984) préfère appeler le savoir mutuel ou connaissance mutuel, mis en jeu dans les rencontres, n'est pas directement accessible à la conscience discursive des acteurs. Il est de nature pratique et inhérent à la capacité de continuité à accomplir les routines de la vie sociale."
D'après Jacques Rojot, professeur, Université Paris I, Panthéon - Sorbonne (La théorie de la structuration chez Anthony Giddens)
ANNE CHENG
Histoire de la pensée chinoise (2002)
(P. 33) Sur l'échiquier intellectuel de la Chine ancienne, la règle principale est de décrypter quelle notion est visée dans ce qui est dit, à quel débat il est fait référence, et en fonction de quelle pensée on peut en comprendre une autre. Les textes chinois s'éclairent dès lors que l'on sait à qui ils répondent. Ils ne peuvent donc constituer des systèmes clos puisque leur sens s'élabore dans le réseau des relations qui développent dans ce grand jeu de renvois qui n'est autre que la tradition et qui en fait un processus vivant.
L'absence de la théorisation à la façon grecque ou scolastique explique sans doute la tendance chinoise aux syncrétismes. Il n'y a pas de véritié absolue et éternelle, mais des dosages. Il en résulte, en particulier, que les contradictions ne sont pas perçues comme irréductibles, mais plutôt comme des alternatives. Au lieu de termes qui s'excluent, on voit prédominer les oppositions complémentaires qui admettent le plus ou le moins: on passe du Yin au Yang, de l'indifférencié au différencié, par transition insensible.
En somme, la pensée chinoise ne procède pas tant de manière linéaire ou dialectique qu'en spirale. Elle cerne son propos, non pas une fois pour toutes par un ensemble de définition, mais en décrivant autour de lui en cercles de plus en plus serrés. Il n'y a pas là le signe d'une pensée indécise ou imprécise, mais bien plutôt d'une volonté d'approfondir un sens plutôt que de clarifier un concept ou un objet de pensée. Approfondir, c'est-à-dire toujours laisser descendre toujours plus profond en soi, dans son existence, le sens d'une leçon (tirée de la fréquentation assidue des Classiques), d'un enseignement (prodigué par un maître), d'une expérience (du vécu personnel). C'est ainsi que sont utilisés les textes dans l'éducation chinoise: objets d'une pratique plus que d'une simple lecture, ils sont d'abord mémorisés, puis sans cesse approfondir par la fréquentation des commentaires, la discussion, la réflexion, la méditation. Témoignages de la parole vivante des maîtres, ils ne s'adressent pas au seul intellect, mais à la persone tout entière; il servent moins à ratiociner qu'ils ne sont à fréquenter, à pratiquer et, finalement, à vivre.
ÉDUQUER À AGIR AUTREMENT
MARIE-AGNÈS HOFFMANS-GOSSET
Apprende l'autonomie, apprendre la socialisation
Avec l'autonomie, c'est une nouvelle façon de vivre qui se joue. Cet essai tente d'explorer les sens, tous les sens de l'autonomie face aux aspects affectifs, intellectuels, psychologiques et relationnels. Il montre les obstacles, propose des orientations et des moyens pour atteindre l'autonomie, favoriser notre socialisation et notre équilibre personnel. Cette réflexion conduit à comprendre qu'il n'y a pas d'autonomie sans socialisation. Il y a toujours le fait social, la rencontre de l'Autre, le tissage de liens, le réseau des échanges. Cette dynamique conjointe de l'autonomie et de la socialisation façonne une cohérence de vie : il ne peut y avoir l'une sans l'autre, sans déformation de l'une ou de l'autre. Parmi les candidats à l'autonomie, point de solitaires mais des solidaires, point de désenchantés mais des enthousiastes, car l'autonomie se nourrit de nos énergies, rassemble nos créativités et se forge de l'histoire de nos vies. Louis Porcher le comprit au point d'écrire dans sa préface : une recherche sur l'autonomie est toujours aussi une recherche de l'autonomie. (Quatrième page de couverture)
ANTHONY GIDDENS
La constitution de la société
Giddens s’interroge ici sur la nature du lien logique entre l’action et le pouvoir. Selon lui, être capable d’agir autrement signifie de pouvoir intervenir dans l’univers ou de s’abstenir d’intervenir pour influencer le cours d’un procès concret. Etre un agent, c’est donc pouvoir déployer continuellement, dans la vie courante, une batterie de capacités causales, y compris celles qui sont à même d’influencer les capacités causales déployées par d’autres agents. L’action dépend donc de la capacité d’une personne de créer une différence dans un procès concret, dans le cours des événements. Un agent cesse de l’être s’il perd cette capacité de créer une différence, donc d’exercer un pouvoir. (d'après Simon Alcouffe) http://www.cnam.fr/lipsor/dso/articles/fiche/giddens.html
FRANÇOIS DUBÉ
Le déclin de l'institution
« Longtemps, le travail consistant à éduquer, à former, à soigner, s’est inscrit dans un programme institutionnel : le professionnel, armé d’une vocation, appuyé sur des valeurs légitimes et universelles, mettait en oeuvre une discipline dont il pensait qu’elle socialisait et libérait les individus. Les contradictions de la modernité épuisent aujourd’hui ce modèle. Cette mutation procède de la modernité elle-même, elle n’est pas la fin de la vie sociale. Plutôt que de se laisser emporter par un sentiment de décadence, dangereux parce qu’il n’imagine pas d’autre avenir qu’un passé idéalisé, il nous faut essayer d’inventer des figures institutionnelles plus démocratiques, plus diversifiées et plus humaines. »
CORNELIUS CASTORIADIS
Postcriptum sur l'insignifiance
"De toute façon, il y a beaucoup de choses qu'il faudrait changer avant qu'on puisse parler d'une véritable activité éducatrice dans le plan politique. Encore une fois, la principale éducation apolitique c'est la participation active aux affaires et la participation active aux affaires implique une transformation des institutions qui permettent et qui incitent à cette participation active aux affaires au lieu que les institutions actuelles repoussent, éloignent, dissuadent les gens d'y participer.
Donc, ça c'est LE point capital, mais cela ne suffit pas. Il faut que les gens soient éduqués, soient éduqués pour le gouvernement de la société. Il faut qu'ils soient éduqués dans la chose publique. Or, si vous prenez l'éducation actuelle, ça n'a strictement rien à voir avec une éducation où on leur apprend à des choses spécialisées, bien sûr on leur apprend à lire et à écrire, très bien, il faut que tout le monde sache lire et écrire. D'ailleurs, chez les Athéniens il n'y avait pas d'analphabètes, il n'y avait aucun analphabète, tous, ou à peu près, à peu près tous savaient lire. C'est pour ça qu'on inscrivait les lois sur le marbre, tout le monde pouvait les lire. Donc, le fameux adage "personne ne censait ignorer la loi" avait un sens, alors qu'aujourd'hui, on peut vous condamner parce que vous avez fait une infraction mais que vous ne connaissiez pas la loi, on vous dira que vous êtes censé de ne pas l'ignorer!
Alors cette éducation (si on prend l'éducation au sens étroit, l'éducation des enfants, des jeunes, etc.) devrait être quand même beaucoup plus axée qu'elle ne l'est maintenant vers les choses communes. Il faut comprendre les mécanismes et les étapes de l'économie, les mécanismes et étapes de la société, de la politique, etc.
Une éducation qui soit à la fois, où il y a beaucoup plus d'histoire, on n'est pas capable d'enseigner l'histoire, les enfants s'emmerdent pendant les cours d'histoire alors que c'est passionnant, une véritable anatomie de la société contemporaine, de comment elle est, comment elle marche, etc."
Source: http://www.castoriadis.org/fr/default.asp
Entretien de Castoriadis avec Daniel Mermet (France Inter) dans le cadre de l’ émission Là bas si j’y suis, le 25 novembre 1996, à l’occasion de la sortie de La montée de l’insignifiance. Le texte intégral de cette discussion est repris dans un petit volume publié aux éditions de l’Aube sous le titre Post-scriptum sur l’insignifiance.
JEAN-PIERRE BOUTINET
Anthropologie du projet
(p. 6) Temps existentiel, temps opératoire sont deux modalités d'un même temps, le temps vécu. Sans exclure la première, nous constatons qu'aujourd'hui la culture technologique privilégie la seconde. Ce qui ne laisse pas de nous interroger: pouroquoi valoriser à ce point le temps opératoire et à travers lui le concept du projet? De quels enjeux une telle perspective est-elle porteuse? En quoi plus spécialement aujourd'hui le projet constitue-t-il une référence obligée? Quoi qu'il en soit, à travers les nombreux changements dont nous sommes les témoins et parfois les acteurs, nous nous sentons entraînés vers un temps prospectif. Et la meilleure façon de s'adapter à ce temps prospectif est d'anticiper, de prévoir l'état futur. S'ébauche alors le projet, qui devient pour tous une nécessité, c'est-à-dire, malgré ses ambiguïtés, un mode d'adaption privilégié qui évite aux individus de tomber dans l'une ou l'autre des formes de marginalité que sécrètent les fonctionnements sociaux de l'ère post-industrielle: la situation de "sans-projet" ou encore celle de "hors-projet".
(pp. 6-7) Plus qu'un concept, une figure emblématique de notre modernité
Apte à désigner les nombreuses situations d'anticipation que suscite notre modernité, le projet n'en reste pas moins cette figure aux caractères flous exprimant à travers le non-encore-être, pour reprendre l'expression de E. Bloch, ce que les individus recherchent confusément, ce à quoi ils aspirent, c'est-à-dire le sens qu'ils veulent donner à leur insertion momentanée, aux entreprises qu'ils mènent. Comment cerner une telle figure destinée à rester toujours en pointillés puisqu'elle se détruit par le fait même qu'elle se réalise? Mais paradoxalement, elle ne prend consistance qu'en se matérialisant, au moins verbalement : il n'y a de projet qu'à travers une matérialisation de l'intention, qui en se réalisant cesse d'exister comme telle.
Au-delà de ce jeu paradoxal, nous devons souligner l'ambivalence dont est porteur tout projet. Ce dernier désigne d'abord une classe d'objets très actuelle: celle des objets en devenir que cultive la modernité. En ce sens, le projet peut se définir comme concept doué de propriétés logiques à expliciter dans leurs connexions avec l'action à conduire. Mais en même temps, le projet nous apparaît comme figure renvoyant à un paradigme symbolisant une réalité qui semble préexister et nous échapper: celle d'une capacité à créer, d'un changement à opérer. Le projet serait alors l'avatar individuel et collectif d'un désir primitif d'appropriation. Une telle figure se donne constamment comme intermittente: toute réalisation du projet devient réalité et donc destruction de la figure qu'il incarne. Ce projet-figure, nous aurons à en esquisser les contours dans la façon par laquelle il impose un certain type de présence, renvoie toujours à une double absence: celle d'un ordre à évincer, celle d'un ordre à faire advenir, l'un et l'autre fruit de cette absence fondatrice que tout désir exprime.
ANNE CHENG
Histoire de la pensée chinoise (2002)
(P. 33) Sur l'échiquier intellectuel de la Chine ancienne, la règle principale est de décrypter quelle notion est visée dans ce qui est dit, à quel débat il est fait référence, et en fonction de quelle pensée on peut en comprendre une autre. Les textes chinois s'éclairent dès lors que l'on sait à qui ils répondent. Ils ne peuvent donc constituer des systèmes clos puisque leur sens s'élabore dans le réseau des relations qui développent dans ce grand jeu de renvois qui n'est autre que la tradition et qui en fait un processus vivant.
L'absence de la théorisation à la façon grecque ou scolastique explique sans doute la tendance chinoise aux syncrétismes. Il n'y a pas de véritié absolue et éternelle, mais des dosages. Il en résulte, en particulier, que les contradictions ne sont pas perçues comme irréductibles, mais plutôt comme des alternatives. Au lieu de termes qui s'excluent, on voit prédominer les oppositions complémentaires qui admettent le plus ou le moins: on passe du Yin au Yang, de l'indifférencié au différencié, par transition insensible.
En somme, la pensée chinoise ne procède pas tant de manière linéaire ou dialectique qu'en spirale. Elle cerne son propos, non pas une fois pour toutes par un ensemble de définition, mais en décrivant autour de lui en cercles de plus en plus serrés. Il n'y a pas là le signe d'une pensée indécise ou imprécise, mais bien plutôt d'une volonté d'approfondir un sens plutôt que de clarifier un concept ou un objet de pensée. Approfondir, c'est-à-dire toujours laisser descendre toujours plus profond en soi, dans son existence, le sens d'une leçon (tirée de la fréquentation assidue des Classiques), d'un enseignement (prodigué par un maître), d'une expérience (du vécu personnel). C'est ainsi que sont utilisés les textes dans l'éducation chinoise: objets d'une pratique plus que d'une simple lecture, ils sont d'abord mémorisés, puis sans cesse approfondir par la fréquentation des commentaires, la discussion, la réflexion, la méditation. Témoignages de la parole vivante des maîtres, ils ne s'adressent pas au seul intellect, mais à la persone tout entière; il servent moins à ratiociner qu'ils ne sont à fréquenter, à pratiquer et, finalement, à vivre. Car le but ultime recherché n'est pas la gratification intellectuelle du plaisir des idées, de l'aventure de la pensée, mais la tension constante d'une quête de sainteté. Non pas le toujours mieux raisonner, mais le toujours mieux vivre sa nature d'homme en harmonie avec le monde.
RICHARD ÉTIENNE
Quels gestes professionnels vers de nouveaux progrès de l’école ?
Il ne suffit pas de savoir innover ni de mettre en place une nouvelle organisation scolaire. Si le sens global doit être élaboré collectivement, si son application locale dépend d’un travail en équipe qui peut être facilité par un accompagnement et une aide à l’innovation, c’est bien dans la classe, au cœur du système que se font, ou ne se font pas selon Maurice Tardif et Claude Lessard (1999), les changements du système éducatif. Pour Anne Jorro (2002), chaque geste professionnel s’apprend et il est particulièrement difficile de le désapprendre pour en apprendre un autre ; d’où un dernier niveau (ou un premier si l’on préfère), la grammaire de mot, qui est pertinent pour comprendre ce qui se passe dans l’infiniment petit mais aussi dans l’intime de l’action enseignante. Comment apprend-on un nouveau mot ? Comment automatise-t-on un nouveau geste professionnel ? Nous en étudierons cinq dont l’importance n’a cessé de croître au fil des dernières années.
Le projet et ses avatars pourraient passer pour le prototype de la fausse bonne idée d’autant plus que Jean-Pierre Boutinet en a établi la pathologie (1990). Que faire pour que les enseignants pensent et vivent projet ? La question est d’autant plus rude que le statut immobilise et privilégie la conformité aux normes. Nous sommes en présence d’un chantier immense si nous souhaitons faire fonctionner l’Éducation nationale par projet. Le projet en pédagogie est encore trop souvent confondu avec l’approche thématique qui fait de la pomme ou de l’orange la référence de tous les travaux pour une période donnée, d’où l’incompréhension des parents et des élèves face à une unité artificielle et à une transversalité très problématique. Le projet d’établissement ou d’école lui-même n’a pas réussi à changer les mentalités en raison d’un triple déficit : de sens, de communication du ministère avec les établissements et de mise en œuvre concrète dans les classes où règnent en maîtres tels des statues du commandeur les programmes !
L'AUTONOMISATION DES APPRENTISSAGES DANS LA SOCIÉTÉ CAPITALISÉE
http://recherche.univ-montp3.fr/cerfee/article.php3?id_article=259
LES SEPT SAVOIRS NÉCESSAIRES À L'ÉDUCATION AU FUTUR
EDGAR MORIN (1999)
1- Les cécités de la connaissance: l'erreur et l'illusion
2- Les principes d'une connaissance pertinente
3- Enseigner la condition humaine
4- Enseigner l'identité terrienne
5- Affronter les incertitudes
6- Enseigner la compréhension
7- L'éthique du genre humain
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