LA SOCIALISATION COMME INSTITUTION
DUBÉ (2002, pp. 42-44). Le déclin de l'institution. L'épreuve des faits. Seuil. Paris
C'est ce que montre bien Talcott Parsons, qui s'efforce de combiner une conception classique de la socialisation avec la théorie psychanalytique freudienne (Note 40 - voir sur ce thème D. Martucelli, Sociologies de la modernité, Paris, Gallimard, 1999, pp. 88-99). Comme Durkheim, Parsons pense qu'il existe une continuité fonctionnelle et formelle entre la culture (les valeurs), la société (les rôles), et les personnalités (les motifs de l'action). La socialisation a pour fonction d'assurer cette continuité entre la structure sociale et la personnalité, tout en faisant de la personnalité une unité singulière. C'est là que la psychanalyse permet de comprendre les mécanismes de ce processus de socialisation à la fois sociale, commune et psychologique, singulière. Ce passage n'est possible que si les interactions de la socialisation forment des systèmes, en même temps que ces systèmes particuliers mettent en jeu des orientations culturelles globales.
La relation avec la mère se déroule sur le mode de la fusion et de l'intégration, grâce auxquelles l'enfant accède aux dimensions les plus communautaires de la culture du groupe comme source de satisfaction de ses besoins. On sait que, selon un récit devenu canonique, c'est l'intervention du père qui brise cette dépendance et cette fusion lors de la crise oedipienne. L'enfant ne prendrait conscience de lui-même comme être autonome que dans la mesure où le père et la loi qu'il représente lui interdisent de se dissoudre dans la fusion de l'amour maternel. Même si le processus n'est pas identique pour les garçons et pour les filles, l'intervention du père ou de son équivalent fait accéder à l'enfant un monde plus complexe, plus exigeant, capables de proposer plusieurs rôles et obligeant à se dépasser. C'est l'arrivée de l'abstraction et de l'interdit.
Parsons montre que cette tension fondatrice se rejoue dans le cadre scolaire; le groupe de pairs permet de socialiser les déceptions et les frustrations, pendant que la logique scolaire elle-même conduit vers un développement de l'abstraction, de la complexité et de la différenciation sociale.
Dans ce cas, il n'est pas exagéré de dire que la relation éducative fonctionne comme une institution dans laquelle existe une tension, sinon une contradiction entre une socialisation compacte dans la culture, et une subjectivation obligeant l'acteur à s'en détacher en raison de la force de la loi et de l'interdit. En utilisant le vocabulaire de George H. Mead, on pourrait dire que la relation maternelle favorise la formation d'un Moi peu distinct d'un Nous, fût-il une dyade, alors que la relation parternelle, interdisant cette fusion, faisant intervenir un autrui généralisé, favorise la formation d'un Je, d'un sujet qui n'est plus totalement identifié à la communauté.
Sous des formes différentes et à des degrés divers, ce système se rejoue tout au long de la vie. Par exemple, explique Parsons, une socialisation scolaire réussie suppose que l'élève "aime" le maître ou la maîtresse, travaille pour en être aimé, mais elle exige surtout que l'élève comprenne qu'il ne sera jamais aimé par le maître et qu'il devra aimer ce que le maître et la maîtresse aime, c'est-à-dire le savoir, la Raison... Dans le programme institutionnel, je ne dois pas aimer le prêtre afin d'aimer Dieu, je ne dois pas aimer le maître pour aimer la connaissance, je ne dois pas aimer le médecin afin de faire confiance à la science et de désirer guérir... Ces sentiments ne sont que des moyens, et l'on ne grandit en raison ou en foi qu'en s'en détachant, comme on se détache de sa mère. Quand les sentiments et les passions installent leur empire, le programme institutionnel est perverti, un tabou est violé.
Il n'est donc pas étonnant que le programme institutionnel laïcisé ait trouvé, durant ces dernières années, ses meilleurs défenseurs parmi les psychanalystes, surtout pour ce qui est de garder à la Loi son aspect solennel, pour s'opposer à "l'indifférenciation" des rôles sexuels et, de manière générale, pour défendre une figure paternelle conçue comme la voie d'accès à la culture et à la symbolisation (note 42 - à ce propos, bien des psychanalystes ont été tentés d'oublier le rôle critique de la psychanalyse, qui, du temps de Freud au moins, soulignait les aspects répressifs et névrotiques de l'éducation. Aujourd'hui, placée sous le règne de la liberté, la psychanalyse est plus tentée de dénoncer les risques d'anomie). Dans le récit psychanalytique, comme dans le programme institutionnel, le profesionnel ne socialise et n'élève autrui que s'il est conçu comme le médiateur de principes généraux. Plus encore, nous verrons que certaines professions, comme les travailleurs sociaux, ont découvert dans le modèle psychanalytique la figure même de la relation institutionnelle; pour socialiser et aider tous les ratés de la vie, il faut sans cesse reproduire la structure de cette scène relationnelle fondatrice.
LA SOCIALISATION
CLAUDE DUBAR
Professeur de sociologie à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et directeur du laboratoire Printemps (Professions-Institutions-Temporalités), unité associée au CNRS. Il a consacré sa thèse et de nombreuses publications à la formation continue et à l'insertion des jeunes. Il a publié notamment Analyser les entretiens biographiques (avec D Demazière, Nathan, 1997), Sociologie des professions (avec P Tripier, Armand Colin, 1998) et La Crise des identités (PUF, 2000).
Broché: 255 pages
Editeur : Armand Colin (2 octobre 2002)
Collection : U. sociologie
Langue : Français
ISBN-10: 2200264488
ISBN-13: 978-2200264482
Présentation de l'éditeur
Pourquoi parle-t-on aujourd'hui de crise des identités ? Cette expression renvoie à des phénomènes multiples : difficultés d'insertion professionnelle des jeunes, montée de nouvelles exclusions sociales, brouillage des catégories servant à se définir et à définir les autres...
Comprendre comment se reproduisent et se transforment les identités sociales implique d'éclairer les processus de socialisation par lesquels elles se construisent et se reconstruisent tout au long de la vie.
La dimension professionnelle des identités acquiert une importance particulière. Parce qu'il est devenu une denrée rare, l'emploi conditionne la construction des identités sociales ; parce qu'il connaît des mutations impressionnantes, le travail oblige à des transformations identitaires délicates ; parce qu'elle accompagne de plus en plus souvent les évolutions du travail et de l'emploi, la formation intervient dans ces domaines identitaires, bien au-delà de la période scolaire.
Ce livre fournit des instruments d'analyse, des cadres théoriques et des résultats empiriques pour saisir la dynamique en cours de la socialisation professionnelle et des identités sociales.
LA CRISE DES IDENTITÉS
CLAUDE DUBAR
Broché: 248 pages
Editeur : Presses Universitaires de France - PUF; Édition : 2e (23 janvier 2004)
Collection : Le lien social
Langue : Français
ISBN-10: 2130522327
ISBN-13: 978-2130522324
Quatrième de couverture
L’ouvrage dresse un bilan des changements intervenus dans la société française, depuis les années 1960, en matière de vie privée, de vie de travail et de croyances symboliques (religion, politique, etc.) Il les rattache à trois processus ayant connu, dans la dernière période, des développements significatifs : le processus d’émancipation des femmes, le processus de rationalisation économique et le processus de privatisation des croyances. Il en propose l’interprétation suivante : les formes antérieures d’identification des individus (culturelles, statutaires…) ont perdu leur légitimité et les formes nouvelles (réflexives, narratives…) ne sont pas encore pleinement constituées ni reconnues. Ce constat de crise est lié à une conjoncture économique, politique et symbolique particulière : globalisation des échanges et montée d’une nouvelle économie, remise en cause des états nations et effondrement du communisme « réel », diversification des formes de vie privée et de rapports entre les sexes. Cette conjoncture tend à exacerber les questions identitaires et à multiplier les crises existentielles.
Ces difficultés à se définir soi-même et à définir les autres, à faire des projets et à les faire reconnaître, à mettre en mots les trajectoires personnelles et les histoires collectives s’expliquent par la traversée d’une phase critique de la dynamique des sociétés modernes, déjà bien repérée par max Weber, il y a près d’un siècle : celle au cours de laquelle les identifications défensives, de type « communautaire », bloquent l’émergence d’identifications constructives mais incertaines, de type « sociétaire » ; Qu’il s’agisse des notions de « sujet apprenant » à l’école ou de « compétence » dans l’entreprise, de révélation amoureuse dans la vie publique, ces nouveaux « modèles d’individualité » se heurtent à la montée de crise identitaires particulièrement aiguës..