PROFIL: LES INITIATEURS DU CONSTRUCTIVISME
http://www.scienceshumaines.com/la-construction-sociale-de-la-realite_fr_3348.html
Peter Ludwig Berger et Thomas Luckmann ont un profil biographique commun. Nés avant la Seconde Guerre mondiale (respectivement en 1929 et en 1927) en Europe centrale (le premier est né à Vienne, l'autre à Jesenice, en Slovénie), ils ont émigré aux Etats-Unis pour poursuivre leurs études et tout ou partie de leur carrière universitaire. La Construction sociale de la réalité est leur seule publication commune, mais elle marque l'ensemble de leurs travaux individuels postérieurs.
P.L. Berger est à la fois sociologue et théologien, se définissant lui-même comme appartenant à la tradition libérale protestante. Il a réalisé de nombreux travaux en sociologie de la religion, notamment dans son lien avec la modernité ( The Sacred Canopy , 1967 ; A Rumor of Angels , 1970). Il dirige depuis 1985 l'Institute for the Study of Economic Culture de l'université de Boston, qui se concentre sur l'analyse des liens entre changement socioéconomique (mondialisation notamment) et culture.
Il a publié en français : La Religion dans la conscience moderne , Centurion, 1971. Il a aussi dirigé : Le Réenchantement du monde , Bayard, 2001.
T. Luckmann, lui, est resté très proche d'Alfred Schütz, dont il reprend la chaire à la New School for Social Research de New York en 1959. Il s'occupera de la publication posthume de textes manuscrits de ce dernier ( Structures of the Life-World , t. I et II, 1973 et 1984).
Son oeuvre porte essentiellement sur la religion ( The Invisible Religion , 1967) et sur l'approfondissement de la sociologie phénoménologique ( Phenomenology and Sociology , 1978 ; Life-World and Social Realities , 1983).
Il est aujourd'hui professeur émérite à l'université de Constance, en Allemagne. Ses oeuvres n'ont pas été traduites en français.
Profil : Alfred Schütz, le précurseur
Alfred Schütz (1899-1959) fut longtemps avocat d'affaires, avant de se consacrer pleinement à l'activité scientifique. Américain d'origine autrichienne, il fuit la guerre et rejoint les Etats-Unis en 1939, où il est nommé professeur à la New School for Social Research de New York. C'est là que Peter L. Berger et Thomas Luckmann le rencontreront.
Le travail d'A. Schütz allie la sociologie de Max Weber à la phénoménologie. Avec Weber, il s'intéresse au sens que l'individu donne à sa conduite sociale. La phénoménologie lui permet d'aborder cette question en étudiant la manière dont la réalité se présente intuitivement à la conscience. La différence majeure était que, pour A. Schütz, la réalité est d'emblée sociale, intersubjective. Cette sociologie phénoménologique, reprise par P.L. Berger et T. Luckmann, s'attache à une « description des modes d'organisation de ses expériences par l'homme de la vie quotidienne, des représentations, et notamment de l'organisation de ses expériences interactives sous formes de types (1) » .
Cette analyse se double chez A. Schütz d'une posture épistémologique. Selon lui, la connaissance du sociologue est en continuité avec le savoir ordinaire de l'homme de la rue, car basée sur les mêmes procédures (bien que dirigée par d'autre fins). La connaissance scientifique se présenterait ainsi comme une simple construction des constructions des acteurs ordinaires observés, autrement dit une « construction du second degré »
NOTES
1 T. Blin, « Brève introduction à l'oeuvre et à la vie d'Alfred Schütz », in A. Schütz, Éléments de sociologie phénoménologique, L'Harmattan, 1998.
LA CONSTRUCTION SOCIALE DE LA RÉALITÉ
BERGER et LUCKMANN
Fiche de lecture: http://www.cnam.fr/lipsor/dso/articles/fiche/berger.html
Note de lecture 1
Source: http://mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=569
Rédigée par J.Miermont sur l'ouvrage de BERGER P. et LUCKMANN Th. : « La construction sociale de la réalité »
Editions Méridiens Klincksieck, 1966, traduit de l'anglais par P. Tamiaux. Voir l'ouvrage dans la bibliothèque du RIC
Le mérite de cet ouvrage est de nous montrer, ou de nous rappeler, que la réalité mérite d'être appréhendée dans ses multiples dimensions, qui concernent à des titres divers l'homme de la rue, le philosophe, le savant, autrement dit des formes très diverses d'expertises. En sociologues, les auteurs soulignent que ces formes très variées, et données souvent comme incompatibles et exclusives les unes des autres, sont connectées, solidaires, et relèvent d'un processus d'élaboration et de différenciation sociales. Ce processus présente des aspects objectifs et des aspects subjectifs.
Peter Berger et Thomas Luckmann (1966) définissent la réalité comme la qualité attribuée à des phénomènes reconnus comme ayant une existence indépendante de notre volonté. Non seulement, nous ne pouvons pas les souhaiter, mais nous prenons acte des ces contraintes et de ces limitations. La connaissance serait la certitude que les phénomènes sont réels, et qu'ils possèdent des caractéristiques spécifiques. Ces auteurs fondent leur démarche à partir de la sociologie de la connaissance initiée par Max Scheler, qui s'intéresse à la construction sociale de la réalité. La conscience de l'homme est déterminée par son être social, selon K. Marx. L'idéologie est appréhendée comme le corpus d'idées servant d'armes aux intérêts sociaux, tandis que la "fausse conscience" correspondrait à la pensée aliénée de l'être social réel du penseur.
La connaissance sociale est distribuée socialement (p. 27). La conscience est toujours intentionnelle, tendue ou dirigée vers des objets, que ceux-ci soient des éléments du monde physique extérieur, ou d'une réalité subjective intérieure (p. 33). Ces objets appartiennent à des sphères distinctes de réalité, qu'il s'agisse des personnes rencontrées dans la vie quotidienne, des personnages des rêves, ou de l' "ici" du corps perçu ou du "maintenant " du présent vécu (p. 35). La réalité de la vie quotidienne se présente secondairement comme monde intersubjectif, partagé avec d'autres. Elle s'impose, comme allant de soi, ne supportant d'autres vérifications que son constat brut, dont il n'est possible de se détacher que par un effort qui n'est pas sans risques. Il existe là une transition entre l'autoproclarnation du monde de la vie quotidienne, et l'attitude théorique du philosophe ou du savant. Cette vie quotidienne comporte une série de routines, et des secteurs de problèmes réclamant une attention plus ou moins grande selon chaque problème considéré.
Si la nécessité de l'ordre social résulte de l'équipement biologique de l'homme, on ne peut pour autant en conclure qu'une quelconque donnée biologique serait susceptible de produire un ordre social. Il s'ensuit une théorie de l'institutionnalisation, conçue à partir du processus d'accoutumance, qui permet de réduire le nombre de choix, de diriger la direction et la spécialisation de l'activité. L'institutionnalisation apparaît lorsque des groupes d'acteurs réalisent une typification réciproque d'actions habituelles, c'est-à-dire lorsque les acteurs et les actions sont définis et prescrits à partir d'un consensus légalisé. L'institution participe de l'histoire et du contrôle social, et permet la réalisation de routines, la division du travail, la différenciation des connaissances en fonction de celle-ci. La connaissance sur la société est une réalisation, à la fois comme appréhension d'une réalité objectivée, et comme production de cette réalité (p. 96). Les univers socialement construits se transforment par les actions humaines, telles qu'elles sont incarnées et définies par la spécialisation des connaissances. P. Berger et T. Luckmann soulignent que cette spécialisation aboutit à la création d'experts spécialisés et d'experts universels ; ces derniers s'abstraient des vicissitudes de la vie quotidienne, ce qui peut aboutir à l'illusion d'idéations anhistoriques et a-sociales, illusion pouvant jouer un rôle important dans les processus de définition et de production de la réalité. De même, il peut exister des conflits entre experts et praticiens, ceux-ci pouvant remettre en question la prétention des experts à mieux connaître la réalité qu'eux-mêmes. Ce qui peut conduire à l'émergence de définitions rivales de la réalité, et la création de nouveaux experts (p.162).
Une relation symétrique peut s'établir entre cette réalité objective et la réalité subjective pour peu que "l'autre généralisé" ait été "cristallisé dans la conscience" (p. 183). Le passage entre la réalité externe, objectivée, disponible dans le champ social, et la réalité subjective internalisée est essentiellement véhiculée par le langage. Mais l'individu se perçoit simultanément à l'intérieur et à l'extérieur de la société, certains aspects de sa conscience et de son histoire échappant à la réalité sociale objectivée. Le maintien de la réalité subjective repose sur la continuité et la consistance de "l'appareil de conversation", qui assure sa plausibilité. La "structure de plausibilité" permet de tester la réalité subjective au travers de la confirmation de l'identité ainsi affichée. Il existe des sanctions sociales, lorsque l'individu sort des structures de plausibilité, par sa prétention à afficher une identité subjective qui ne peut être socialement acceptable (le ridicule, qui, sans "tuer", expose au sourire forcé, au froncement des sourcils, à l'indifférence polie). Les auteurs soulignent que chaque société produit des psychologies et des thérapies spécifiques, qui régulent l'identité personnelle à la réalité sociale communément acceptée, en proposant des schémas interprétatifs qui permettent de traiter des cas problématiques (p. 239).
Pour resumer, "l'homme est biologiquement prédestiné à construire et habiter un monde avec autrui. Ce monde devient pour lui la réalité dominante et définitive. Ses limites sont établies par la nature, mais une fois construit, ce monde rétroagit sur la nature. Dans la dialectique entre la nature et le monde socialement construit, l'organisme humain est lui-même transformé. Dans cette méme dialectique, l' homme produit la réalité et, dès lors, se produit lui-même. " (pp. 248-249).
La définition de la réalité, telle qu'elle est proposée en exergue de l'ouvrage, semble ressortir de ce qu'on appelle le réalisme naïf, à mi-chemin du point de vue commun et des spéculations purement philosophiques. Elle n'est pas sans reposer sur des paradoxes qui peuvent être ainsi explicités :
a/ notre volonté propre est-elle réelle ?
Si elle n'est pas réelle, comment la distinguer de ce qui lui échappe ? On pourrait dire que nous développons la certitude que notre "volonté" est aussi réelle que ce qui lui résiste, et qu'elle obéit à des caractéristiques propres. De fait, il arrive que des personnes ou des familles consultent, parce qu'elles se plaignent d'être "sans volonté". La volonté ne peut naître et se déployer que dans un espace relationnel qui en autorise les conditions d'existence.
Si elle est réelle, notre volonté appartient à la classe des phénomènes dont elle ne fait pas partie. La connaissance est au moins autant la certitude que ce que nous percevons comme phénomène réel, ou réalité tangible, échappe en grande partie à notre connaissance. A cet égard, les enfants posent les bonnes questions, celles qui nous montrent que nous acceptons, comme adultes, de ne plus nous poser des questions pour lesquels nous n'avons pas de réponses satisfaisantes.
b/ Qu'est-ce qu'une qualité attribuée à des phénomènes, sinon une grille de lecture qui permet de sélectionner les phénomènes des non phénomènes, les événements des non événements ?
Enfin, la construction sociale de la réalité mériterait d'être appréhendée, non seulement de points de vue objectif et subjectif, mais également d'un point de vue "projectif". Si l'homme accepte de se plier aux exigences qui brident ou limitent sa volonté, c'est qu'il se projette hors de lui-même, en anticipant un devenir préférable à la recherche de ses satisfactions les plus immédiates. La réalité du monde n'est plus réductible à un donné à jamais immuable, mais une exploration mouvante qui en modifie à chaque instant le constat et sur lequel l'homme, en relation avec lui-même et avec les autres, a sa part d'influence active. A ce titre, l'ouvrage de Berger et Luckmann peut être une excellente introduction à la lecture du "Constructivisme" de Jean-Louis Le Moigne.
J.Miermont (fiche mise en ligne le 12/02/2003)
N0TE DE LECTURE 2
Article de la rubrique « Sociologie » Hors-série N° 42 - Septembre-octobre-novembre 2003
La Bibliothèque idéale des Sciences humaines.
La Construction sociale de la réalité
Peter L. Berger et thomas Luckmann, 1966, trad. fr. 1986, rééd. Armand Colin, coll. « Références », 1997. Xavier Molénat
La Construction sociale de la réalité est un ouvrage intrigant. Peter L. Berger et Thomas Luckmann s'y posent des questions à la fois simples et redoutables : le monde social dans lequel nous vivons est le produit de l'activité humaine. Pourtant, nous tendons à le percevoir d'une part comme un monde de choses, extérieur à nous, d'autre part comme évident, allant de soi. Comment cela est-il possible ?
Berger et Luckmann développent au long du livre une analyse centrée sur le monde de la vie quotidienne. Celui-ci est perçu par l'individu qui s'y meut comme certain (je peux difficilement douter de sa réalité), sensé (je comprends ce qui s'y passe) et intersubjectif (je le partage avec d'autres). La connaissance de ce monde se base sur des schémas de pensée (ou « typifications ») qui permettent de prévoir un certain type de comportement. Par exemple, la triple typification « jeune étudiante américaine » me permet, si je rencontre une personne y correspondant, d'anticiper ses comportements et de savoir comment adapter les miens. Le langage est le principal moyen de partager et de transmettre ces typifications. Ces éléments permettent une description dialectique de la construction sociale de la réalité qui capitalise notamment les apports de Max Weber (les faits sociaux ont un sens subjectif), Emile Durkheim (les faits sociaux sont des choses) et Karl Marx (l'homme produit le monde qui le produit). Elle se résume en une formule synthétique : « La société est une production humaine. La société est une réalité objective. L'homme est une production sociale. »
L'activité humaine est marquée par la «routinisation» : elle tend à se perpétuer et à se spécialiser en un système de rôles (on ne réinvente pas tous les jours les rôles familiaux ou les manières de rendre la justice). Berger et Luckmann nomment ce processus « institutionnalisation », entendu comme une « typification réciproque d'actions habituelles ». Si les individus qui ont créé une institution y voient encore la trace de leur activité, les générations suivantes la perçoivent comme inhérente à la nature des choses.
Ce monde social objectivé est doté de sens par le langage (nommer les choses, c'est déjà légitimer leur existence), les proverbes (du type « le temps, c'est de l'argent ») ou encore les « univers symboliques » (religion, science, mythologie), qui fournissent une explication générale du monde. C'est essentiellement au cours de l'enfance que cette légitimation est incorporée. La socialisation primaire est réussie quand l'enfant généralise les attentes de ses proches (« maman veut que je sois présentable pour sortir ») et les étend à l'ensemble de la société, que symbolise le « on » : on doit être présentable pour sortir. Cet enfant produira à son tour le monde qui produira les hommes, dans un processus sans fin.
Difficile d'accès de par son abstraction et son érudition, La Construction sociale de la réalité est un véritable tour de force théorique, qui tente d'expliquer et de faire tenir dans une dialectique commune les dimensions objective et subjective, individuelle et institutionnelle de la société. En cela, cet ouvrage reste une référence majeure pour la réflexion sociologique contemporaine. Xavier Molénat -->
Source: http://www.scienceshumaines.com/articleprint2.php?lg=fr&id_article=13014
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LES NOUVELLES SOCIOLOGIES. Constructions de la réalité sociale
PHILIPE CORCUFF et François de Singly
Paris : Armand Colin, 2004. 128 p.
(Collection 128. Sociologie ; 88)
ISBN : 2-200- 34074-5
http://www.cndp.fr/RevueDees/notelecture/200510-11.htm
Note de lecture 1
rédigée par Monique Abellard, professeur au lycée Paul-Lapie à Courbevoie (92)
Résumé
L’ouvrage, à visée pédagogique, cherche à présenter l’univers conceptuel « des nouvelles sociologies » en France où la réalité sociale est appréhendée comme une construction, s’efforçant ainsi de dépasser l’opposition micro/macrosociologie (chap. 1) : en partant des structures sociales pour intégrer les interactions (chap. 2) ou l’inverse (chap. 3), puis pour déconstruire les groupes sociaux (chap. 4) et mettre en évidence le caractère pluriel des individus (chap. 5).
Commentaire critique
Les nouvelles sociologies, dont parle Philippe Corcuff, ne correspondent pas à une nouvelle école mais rassemblent, nous dit-il, des travaux, théories et méthodes (pas nécessairement « nouveaux ») qui relèvent d’une problématique constructiviste, c’est-à-dire qui appréhendent les réalités sociales « comme des constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels et collectifs ». Ce sont donc des approches qui mettent l’accent sur l’historicité des réalités sociales tout à la fois objectivées et intériorisées. Cette « galaxie constructiviste » cherche donc à sortir des oppositions constituées par les paired concepts comme les ont nommés Reinhard Bendix et Bennett Berger : subjectivisme/objectivisme ; matériel/idéel ; individu/société ; individualisme méthodologique/holisme ; microsocial/macrosocial…
Le plan de cet ouvrage est justifié par des considérations pédagogiques et méthodologiques. Le premier groupe d’auteurs (N. Elias, P. Bourdieu, A. Giddens) qui a la particularité de donner la prédominance aux structures sociales en intégrant de manière conceptuelle des dimensions subjectives et interactionnelles, est présenté à travers ses concepts clefs (respectivement : configuration et interdépendances ; habitus et champ ; dualité du structurel, capacité réflexive des acteurs et conséquences non intentionnelles de l’action). Même démarche pour le deuxième groupe d’auteurs (P. Berger et T. Luckmann, A. Cicourel, M. Callon et B. Latour, J. Elster) qui partent des interactions pour intégrer des entités plus larges.
Les deux derniers chapitres constituent une mise en pratique conceptuelle de ces deux démarches à des objets, groupe et individu, qui habituellement en sociologie sont considérés comme opposés. La construction des classes sociales et des classifications sociales est mise en évidence dans les analyses de E. Thompson, L. Boltanski, Mary Douglas, A. Desrosières et L. Thévenot, G. Noiriel. De la même manière, la construction d’un individu est envisagée dans la pluralité des cadres d’expériences, des identités, des répertoires, des régimes d’action (E. Goffman, F. Dubet, J. Elster, L. Boltanski et Thévenot). La démarche adoptée est tout à fait adaptée puisqu’il ne s’agit pas de résumer les thèses des auteurs cités mais de donner des grilles de lecture en incitant les lecteurs à aller plus loin, d’où les nombreuses références bibliographiques, précisant certaines pages.
On peut regretter que les liens entre philosophie et sociologie, notamment dans le chapitre introductif, ne soient pas plus précis sur les concepts empruntés à la philosophie : c’est vrai en ce qui concerne Sartre dont on sait seulement qu’il s’inscrit « dans le prolongement critique de la philosophie de Hegel » (p. 18), mais sans référence à « l’ontologie phénoménologique ». De la même manière, on trouvera dans la bibliographie les références de l’article de F. Héran, « La seconde nature de l’habitus – tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique », sans plus de réflexion ou de précision.
La visée pédagogique de l’ouvrage contraint parfois à des simplifications que l’auteur a tenté de limiter le plus possible. Ainsi, à propos de La Formation de la classe ouvrière anglaise de E. Thompson, la présentation des « marxismes » qui « ont souvent contribué à donner une vision tendanciellement objectiviste et économiste des classes sociales » n’est jamais nuancée ou même rapprochée de l’analyse de Marx, alors qu’on trouve dans Misère de la philosophie des passages montrant comment la formation d’une coalition « peut » conduire à la formation d’une classe « pour soi ». Philippe Corcuff est nettement plus nuancé quand il s’agit d’appréhender Durkheim qui « ne nous a pas légué une œuvre lisse et homogène », ce qu’il montre en opposant le Durkheim des Règles de la méthode sociologique (premier chapitre) à celui des Formes élémentaires de la vie religieuse (chapitre 4). L’individu pluriel concerne donc aussi les auteurs, ce qui montre aussi les limites d’un tel ouvrage.
Même si le livre déjà publié en 1995 n’a pas été actualisé en 2004 (aucune référence à Ego de J.-C. Kaufmann, pas même la mention de l’année de la mort de Bourdieu qui « est aujourd’hui titulaire de la chaire de sociologie du Collège de France »), il devrait permettre aux étudiants de premier cycle en sociologie de trouver des grilles de lecture utiles et, au-delà, une invitation à lire les textes importants.
Niveau de lecture Destiné aux étudiants de premier cycle, enseignants et chercheurs en sciences sociales.
© SCÉRÉN - CNDP
Créé en novembre 2005 - Tous droits réservés. Limitation à l'usage non commercial, privé ou scolaire.
Note de lecture 2
Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de CORCUFF Philippe (1995): « Les nouvelles sociologies. Constructions de la réalité sociale »
Voir l'ouvrage dans la bibliothèque du RIC
"Les nouvelles sociologies" ? Le titre n'est-il pas trop ambitieux, et n'aurait-il pas mieux valu intituler ce "manuel de synthèse des connaissances" : "Sur quelques théories nouvelles récemment apparues au sein de la bonne vieille sociologie" ? Quitte à préciser : "Théories que l'on se propose de fédérer, non sans quelque artifice, sous la bannière du -constructivisme social-". Le lecteur, mieux informé, lirait alors ce petit manuel "destiné aux étudiants du premier cycle universitaire" avec plus d'intérêt, en s'aidant des ressources de "la traduction, déplacements de buts ou d'intérêts... qui permet d'envisager tout une palette de pratiques quotidiennes" (p. 71) dont la "sociologie des sciences et des techniques" doit lui révéler l'intérêt. Il reste que, s'il n'est pas membre de la corporation des sociologues de profession, il prendra rapidement connaissance des principaux travaux "à la mode" depuis une quinzaine d'années... ; et s'il en est membre (fut-ce apparenté), il s'amusera à repérer les noms des bannis (je pense à Edgar Morin, dont la synthèse "Sociologie" fut publiée en 1984 et reprise ensuite en livre de poche, ou à March et Simon pour ne citer que des contributions éminentes à la sociologie contemporaine), et à comparer les nombres de pages attribuées aux admis (14 pages pour Bourdieu et 4 pages pour Berger et Luckmann, pourtant les restaurateurs incontestés du "constructivisme social" depuis 1966 !).
Mais plus que par les détails et les oublis de son contenu, c'est par son projet que ce petit manuel intéresse aujourd'hui la bibliothèque des sciences de la complexité : il constitue sans doute la première tentative d'institutionnalisation en langue française d'une science de la société qui assume le "paradigme constructiviste" sur lequel elle peut s'édifier : l'alternative aux sociologies positivistes et dérivées (structuralisme, fonctionnalisme...) qui, depuis Durkheim occupaient presque seules le terrain académique, semble ainsi officialisée. Puissent "ceux qui sont en quête de grilles d'analyse pour déchiffrer le monde dans lequel ils vivent" (public souhaité de ce livre) s'engouffrer dans la brèche ainsi ouverte et l'élargir assez pour que nous puissions mieux entendre dans son étonnante complexité cette socialisation que chacun construit et subit.
Cet "élargissement de la brèche" devra sans doute se faire d'abord par un questionnement épistémologique exigeant. C'est, m'a-t-il semblé, le point faible de la présentation du "constructivisme social" de P. Corcuff : il tient pour donnée l'existence d'un critère de vérité scientifique objective, l'existence d'une "réalité sociale" indépendante des acteurs et la supériorité intrinsèque d'une rationalité déductive. Il appréhende tant l'accusation de "relativisme épistémologique" ("qui ne ferait plus de la notion de vérité scientifique l'horizon régulateur... des pratiques scientifiques", p. 74) qu'il veille à ne jamais s'interroger sur le statut et la nature de cette "vérité scientifique". Si bien que le "constructivisme social" risque de devenir une nouvelle variante des paradigmes sociologiques classiques, entre le structuralisme, le fonctionnalisme, l'interactionnisme et quelques autres. Ce constructivisme réduit reste "réaliste", voire positiviste : les "réalités sociales" y ont un statut ontologique autonome, et il ne s'agit ici que de les appréhender différemment "comme des constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels et collectifs" (p. 17) : le constructiviste social serait ainsi le nom d'une des variantes méthodologiques que la sociologie pourrait mettre en oeuvre sans trop affecter son statut de discipline positive. P. Corcuff fait valoir de bons arguments pragmatiques au crédit de cette conception contingente du constructivisme entendu comme une idéologie locale (une "problématique" dira-t-il, p. 17) plutôt que comme un paradigme épistémologique reliant les connaissances humaines : les grandes idéologies concurrentes sur lesquelles se sont construites les sciences sociales depuis deux siècles (idéalisme ou matérialisme, individualisme ou holisme voire collectivisme...) restent toujours concurrentes : aucune ne semble parvenir à s'imposer, et certains s'interrogent : le temps n'est-il pas venu de "la fin des idéologies" ? Le constructivisme social se présente alors comme un compromis idéologique acceptable associant le produit (la société) et le processus (la socialisation), l'objectivation (des "pré-constructions antérieures") et l'intériorisation (qui ouvre sur un "champ de possibles dans l'a-venir"). Compromis pragmatique que l'on est tenté d'encourager si l'on accepte l'hypothèse plausible que sa pratique affectera bientôt sa théorie : pour légitimer les énoncés ainsi produits, les chercheurs ne pourront pas ne pas s'interroger sur le statut gnoséologique de ces connaissances : à quel critère reconnaîtra-t-on qu'elles sont enseignables ? S'agira-t-il à nouveau d'une "objectivité faible", ou d'une "rationalité probabiliste" ? On peut parier sans grand risque qu'en affrontant ces questions, les "nouveaux sociologues" ne pourront pas longtemps éviter une méditation épistémologique exigeante. Il ne suffit pas de proclamer que "les constructivismes sont donc des nouvelles formes de réalisme, se distinguant toutefois des formes classiques de positivisme" (p. 19), il faut 1'argumenter. La séparation de l'observant et de l'observé qui fonde nécessairement les épistémologies positivistes et réalistes sera-t-elle longtemps supportablé pour une sociologie qui se voudrait constructiviste,"appréhendant la société comme des constructions des acteurs" ?
Il faudra bien alors revenir aux bases épistémologiques des constructivismes, et retravailler les textes fondateurs de Jean Piaget les restaurant dans nos cultures contemporaines dans son "Encyclopédie Pléiade : Logique et connaissance scientifique" dont nous disposons depuis trente ans (... et que tant de sociologues français persistent à ignorer, à la différence des psycho-sociologues et des anthropologues ou des chercheurs en sciences de la communication !). En expédiant en deux phrases (p. 19) les contributions des auteurs rassemblées par P. Watzlawick en1981 dans "L'invention de la réalité", contributions tenues pour "peu compatibles avec des visées scientifiques", P. Corcuff pèche par académisme, sinon par scientisme. Il nous faut certes nous exercer sans cesse à cette "critique épistémologique interne" qui fonde l'enseignabilité sinon "la" vérité des connaissances scientifiques, mais il vaut mieux commencer par "balayer devant notre porte". Le scepticisme, voire le nihilisme, sont certes des dangers qui guettent toute recherche, mais ils ne sont pas plus graves que les dangers alternatifs du scientisme. Les épistémologies constructivistes nous incitent aujourd'hui à une vigilante méditations sur la complexité des connaissances par lesquelles nous appréhendons notre relation active à l'univers, elles ne nous promettent pas "la vérité scientifique clef en main". Elles ne sont pas "des armes contre les diverses formes de conservatismes" (la conclusion de P. Corcuff, p. 118), elles sont des modes d'organisation réfléchissante de "l'intelligence humaine qui organise le monde en s'organisant elle-même" (J. Piaget, 1937).
Que cette mise en débat ne dissuade pas le lecteur d'aller voir sur place : en ouvrant le débat, P. Corcuff a rassemblé un matériau souvent épars et il a courageusement proposé une première mise en perspective de travaux récents et encore peu connus. Je lui reproche certes d'avoir trop ostensiblement ignoré la contribution d'Edgar Morin pourtant décisive pour son propos ; mais ses lecteurs sauront j'en suis sûr re-construire pour eux-mêmes une carte des sciences de la société qui les aide à "transformer leur regard" en le décapant des simplismes que positivismes et structuralismes avaient plaqués sur nos connaissances de la société : il s'agit bien "d'ouvrir de nouveaux espaces de possibles à l'action humaine" (p. 118), des espaces qui "ne sont pas donnés et qui sont construits" rappelait déjà G. Bachelard en 1934.
J.L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003
Source: http://mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=134