PHAN CHÂU TRINH ET LE PROJET D'AUTONOMISATION AU VIETNAM À L'AUBE DU XXe SIÈCLE
PHAN CHÂU TRINH
潘周楨 (1872 - 1926)
I. Introduction
David Marr (1971), historien américain qui s’intéresse au développement du phénomène de l’anticolonialisme vietnamien pendant la période historique datant de 1885 à 1925, a choisi de se positionner comme un étranger pour passer par la philosophie afin de soulever une question fondamentale concernant les inhumanités qu’infligent les hommes à leurs semblables : « Comment les plus forts traitent ceux qui sont plus faibles qu’eux? » Ou mieux encore : « Comment réagissent ceux qui sont plus faibles? » Un tel rapport de pouvoir inégal existait entre la France et le Việt Nam au tournant du XXe siècle et était évident aux yeux des grandes figures historiques vietnamiennes telles Phan Châu Trinh, Phan Bội Châu, Phan Kế Bính, Trần Quý Cáp, Huỳnh Thúc Kháng, Cường Để, Nguyễn Ái Quốc, pour n’en nommer que quelques-unes. C’était probablement aussi la question que se posaient plusieurs d’entre eux devant la question de la libération du Việt Nam du joug de la colonialisation française. Lutte d’indépendance pour les uns, quête d’autonomie pour les autres, ce contact brutal avec la France posa également une autre problématique fondamentale pour les Vietnamiens au début du XXe siècle : le problème d’identité que soulève Marr (1971), au moment de l’exposition de toute l’Asie à une modernisation déjà bien entamée en Occident. Contrairement à Phan Bội Châu, qui n’y voyait qu’une lutte armée pour chasser les Français hors du Việt Nam exactement comme ce qu’avaient toujours fait ses ancêtres contre les envahisseurs chinois, Phan Châu Trinh détecta d’ores et déjà un problème plus complexe que celui d’une invasion étrangère d’ordre territorial : celui de munir « les faibles » des moyens pour entrer dans une évolution à l’échelle mondiale, d’engager le peuple vietnamien dans le chemin de la modernité.
Les propositions « Pour un nouveau Việt Nam » de Phan Châu Trinh, réformateur bien en avant de son temps selon l’historien Vĩnh Sinh (2009), ne furent pas bien comprises ni par ses compatriotes d’hier, ni par ceux d’aujourd’hui. Penseur « éclaireur » (Vĩnh Sinh, 2009, p. 9), qui a introduit des changements profonds et durables à la société vietnamienne en début du XXe siècle, Phan Châu Trinh fut surtout connu comme l’initiateur de quelques contributions éparses au mouvement de modernisation à l’époque, telles le port des cheveux courts chez les hommes et des vêtements faits par des Vietnamiens à la façon occidentale, ou encore selon Vĩnh Sinh (2009), l’introduction d’un nouveau mode de communication de masse : les conférences publiques[1]. Ce même auteur s’étonne (p. 10) que jusqu’à présent, personne n’a clairement admis le rôle d’éclaireur de Phan Châu Trinh dans la modernisation de la société vietnamienne au début du XXe siècle.
[1] Phan Châu Trinh donnait des conférences principalement à l’École libre du Tonkin (Đông Kinh Nghĩa Thục) qui n’existait que du mois de mars 1907 au mois de novembre de la même année. Le rôle prépondérant qu’il y jouait était très peu connu.
Les propositions « Pour un nouveau Việt Nam » de Phan Châu Trinh, réformateur bien en avant de son temps selon l’historien Vĩnh Sinh (2009), ne furent pas bien comprises ni par ses compatriotes d’hier, ni par ceux d’aujourd’hui. Penseur « éclaireur » (Vĩnh Sinh, 2009, p. 9), qui a introduit des changements profonds et durables à la société vietnamienne en début du XXe siècle, Phan Châu Trinh fut surtout connu comme l’initiateur de quelques contributions éparses au mouvement de modernisation à l’époque, telles le port des cheveux courts chez les hommes et des vêtements faits par des Vietnamiens à la façon occidentale, ou encore selon Vĩnh Sinh (2009), l’introduction d’un nouveau mode de communication de masse : les conférences publiques[1]. Ce même auteur s’étonne (p. 10) que jusqu’à présent, personne n’a clairement admis le rôle d’éclaireur de Phan Châu Trinh dans la modernisation de la société vietnamienne au début du XXe siècle.
[1] Phan Châu Trinh donnait des conférences principalement à l’École libre du Tonkin (Đông Kinh Nghĩa Thục) qui n’existait que du mois de mars 1907 au mois de novembre de la même année. Le rôle prépondérant qu’il y jouait était très peu connu.
II. CONTEXTE HISTORIQUE
À la naissance de Phan Châu Trinh en 1872, le Việt Nam fut exposé à une série d’événements militaires et politiques qui le rendirent soumis à la France, une nouvelle puissance complètement différente de la Chine, une menace que ce petit pays avait réussi à garder une certaine distance depuis quasi un millénaire. En quelques années, la France conquit, par sa force militaire, le port de Đà Nẵng en 1857, puis le poste de Kỳ Hoà (Saigon) en 1861, avant la signature de deux traités menant à la colonisation du Nam Kỳ en 1862, puis au protectorat du Tonkin et de l’Annam en 1883. À la suite de telles agressions étrangères, l’appel aux armes du roi Hàm Nghi, en 1885, obtint une réponse sans précédent : des résurrections indigènes eurent lieu du nord au sud du pays auxquelles participèrent tous les lettrés. Le père de Phan Châu Trinh y eut également participé, mais il y perdit sa vie, probablement aux mains de ses propres frères d’armes qui l’accusèrent de trahison. Cependant, ce mouvement mal organisé, connu sous l’appellation de Cần Vương (littéralement : au secours du roi), prit fin en 1896, à la mort d’un grand chef, Phan Đình Phùng.
De ces contacts aussi brutaux avec les Français ne furent pas nés que des bouleversements d’ordre territorial ou militaire, l’unité culturelle et politique jusqu’ici préservée par l’observation des valeurs confucéennes vacilla à la propagation des valeurs du catholicisme et, d’une façon moins perceptible, à l’introduction d’un nouveau code écrit basé sur le principe alphabétique greco-latin, le Quốc Ngữ, proclamé langue officielle en parallèle avec le français en 1878[1]. Le pays tombé aux mains des étrangers venant de l’Ouest, la société menacée par une mue incontrôlable, pour les intellectuels vietnamiens de l’époque tels Phan Châu Trinh, « l’avenir s’annonce incertain et notre pays traverse une période de vie ou de mort[2] ». Cependant, cette nouvelle façon de codifier la langue présentait un grand avantage dans la promotion d’une nouvelle éducation (à diffuser plus largement) aux yeux de cet intellectuel, élevé et formé dans l’ancien système d’éducation complètement calqué sur celui de la Chine des Song. Reçu Cử Nhân en 1900, puis Phó Bảng en 1901, Phan Châu Trinh était probablement non sans conscience d’un nouveau système d’éducation à la française mis sur pied, d’abord, pour la formation d’un clergé indigène par l’église catholique depuis la fondation du vicariat de la Cochinchine et du Tonkin en 1659. Ce système d’éducation catholique qui engendra des érudits tels Trương Vĩnh Ký (1837-1898), Huỳnh Tịnh Của (1834-1907) était à la base du système d’éducation publique systématiquement établi, par la suite, à l’arrivée du contre-amiral Bonard[3] afin de former une nouvelle classe de fonctionnaire indigène. Les langues d’enseignement y furent le français et le Quốc Ngữ. L’on peut dire qu’à la naissance du Gia-Định Báo en 1865, une nouvelle classe d’intellectuels et de professionnels vietnamiens était née.
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/vi/8/80/Gia_%C4%90%E1%BB%8Bnh_b%C3%A1o.jpg
Dans un tel cadre socio-historique, le Việt Nam entrait dans une dialectique culturelle et identitaire cruciale : la perte territoriale était doublée de la menace d’une perte imminente de référents psycho-socioculturels[4] ressentie par toute la classe dirigeante composée de mandarins administrateurs et de lettrés, du nord au sud. Marr (1987) a remarqué que la génération des lettrés qui arrivait à la maturité environ en 1900 était obsédée par l’image de « mất nước », perdre sa patrie, non seulement dans un sens politique, mais plus sérieusement dans celui « d’une survie ultérieure en tant que Vietnamiens. Ils étaient désespérément à la recherche d’un sens nouveau, un « sauvetage ethnique (cứu quốc) poussé par un sentiment de désespoir et de perte » (p. 4). Ce sentiment de désespoir et de perte a été analysé plus en détail par Phan Châu Trinh lui-même, dans sa première lettre publique envoyée au gouverneur-général Paul Beau en 1907, à son retour du Japon. Dans cette lettre, il mentionna une « régression » du peuple vietnamien due à la politique protectorale qui encourageait les mauvais agissements des mandarins assurant une administration locale au profit de la France :
« Pendant ces dernières dizaines d’années, les hauts fonctionnaires de la Cour royale se contentaient du confort de leur palace, consacrant le plus clair de leur temps à contempler les futilités du passé. (…) La dignité des lettrés a disparu. (…) Les mœurs corrompues, le rituel et la civilité en voie de disparation. Par conséquence, un pays en expansion de plus de 400 000 kilomètres carrés et qui compte plus de 20 millions d’habitants est en train de régresser d’une semicivilisation à une complète barbarie. Peut être qu’il ne manque pas de lettrés qui, le désespoir au cœur, se sentent désolés devant la ruine de leur terre ancestrale; témoins de la disparition de leur race, en fait, ces derniers n’ont pas l’esprit tranquille.» (Truong, 2000, pp. 126-127).
Cette « régression », associée à la « dignité », aux « mœurs », à la « civilité », en contraste avec la « barbarie », pourrait être comprise, à la lumière de la distinction faite par Verbunt (2006, p. 14), dans le sens de l’opposition entre « civilisation » et « culture ». Sous cet angle, la civilisation est distincte de la culture puisque « civilisation » fait appel à la rationalité en « puisant davantage dans la raison sous forme d’idéologie et d’instrumentalité » tandis que la culture « possède une dimension affective », l’attachement affectif à un mode de vie, transmis dans des processus de socialisation. Or, dans la culture occidentale, les acquis de la civilisation étaient des apports techniques qui, au-delà de son utilité profane, apporte un nouveau pouvoir pour l’homme : la domination de l’homme sur les forces de la nature. La civilisation occidentale était devenue un moyen de libération pour l’homme dans son rapport avec le sacré. De là, une autonomie qui amène à « une création de sens dont les populations ont besoin pour organiser les relations entre leurs membres et avec l’au-delà », d’après Verbunt (2006, p. 24). À l’époque, il se pouvait que Phan Châu Trinh n’avait pas fait cette distinction de façon aussi consciente que Verbunt (2006), mais à travers ses propres mots utilisés dans ses écrits politiques, il est clair qu’une distinction entre la rationalité et les affects faisait partie de son analyse de la situation. Son projet de modernisation pour le Việt Nam était, en fait, un projet d’autonomisation où l’autonomie individuelle et collective des Vietnamiens pousserait le pays sur les rails de la modernité, la civilisation.
De fait, en analysant ce qui se passait avec ses ancêtres dans l’histoire des luttes d’indépendance du Việt Nam, Phan Châu Trinh se demandait clairement : « Quels étaient les sentiments (feelings) de notre peuple à ce moment-là? ». Le sentiment de désarroi que vécurent les Vietnamiens, surtout les intellectuels à l’époque, était lié à cet aspect culturel qui touchait directement à leurs affects. Voici comment Phan Châu Trinh faisait la différence entre ces éléments affectifs et la rationalité :
« Même si ces gens sortaient à peine de l’époque de la barbarie, ils se trouvaient encore au premier stade de la formation d’un état et n’étaient pas conscients de ce qu’aujourd’hui les Européens appellent le nationalisme (dân tộc chủ nghĩa). Mais les racines du nationalisme se trouvaient dans la nature humaine; conséquemment, les peuples barbares, semi-développés et civilisés font tous la distinction de cette notion » (Vĩnh Sinh, 2009, p. 58).
En distinguant les sentiments du peuple et leur niveau de compréhension des concepts politiques, Phan Châu Trinh était bel et bien conscient de cette distinction basique entre civilisation et culture qui, selon Verbunt (2006), permet d’échapper à la crispation ou le repli sur un modèle historique (dont reprochait Phan Châu Trinh à Phan Bội Châu) pour s’engager dans une nouvelle voie, celle d’une collaboration entre deux peuples, même dans un rapport d’inégalité. C’est dans l’autonomie comme une auto-gouvernance en interdépendance – tự trị – que Phan Châu Trinh voyait une force libératrice et non une indépendance – độc lập – comme Phan Bội Châu. L’autonomie est dans ce sens, « la valeur qui permet de co-exister avec d’autres à qui l’on ne peut plus imposer sa propre culture. Le droit des minorités s’inscrit dans le même mouvement de fond » (Verbunt, 2006, p. 144).
Or, pour y arriver, l’autonomie individuelle est nécessaire. Un individu autonome, d’après Guindon (2001, p. 403), est celui qui :
« (…) plus il affirme son autonomie psychique, moins il met l’accent sur des repères extérieurs tels les résultats obtenus, les fonctions occupées, les approbations des autorités par des salaires ou des promotions, les opinions de l’entourage ou encore l’avoir, le pouvoir ou la réputation. »
Cet individu libre, nous le trouvons en Phan Châu Trinh, à travers ses écrits en 1910-1911. Voici ce qu’il pensait des « repères extérieurs » tels le succès reconnu dans le monde du mandarinat et dans la société vietnamienne :
« En tout cas, à présent, la réussite des gens ne vient pas de leur formation professionnelle ou leurs talents en politique ou en droit. Je travaillais au Ministère des Rites pendant deux ans, j’étais au courant des techniques, des capacités et de la gloire des gens. Je les connaissais tous et ce n’était pas parce que j’étais incapable de les imiter. Seulement, ce n’était pas ce que je cherchais à atteindre. Non seulement, je ne gagnais ni recevais le plaisir de me joindre à la fonction publique, mais j’étais même content du fait que je m’y sentais prisonnier. Je préférais mieux me faire ligoter, confiné sur une île en haute mer, bien loin des gens de mon village, être frappé à coups de fouet, à me faire craché dessus ou être injurié. Je ne souhaitais pas me vanter de réussite en me faisant transporter en cheval, en entretenant des concubines, ou s’emportant fièrement devant les amis » (Vĩnh Sinh, 2009, p. 80)
Sans prétendre procéder à une analyse approfondie de ces propos, l’on peut facilement détecter cette autonomie interne à l’être que nomme Guindon (2001) une identité individuelle où :
« l’accent mis sur les priorités varie selon les défis relevés au long des phases successives de la vie. L’individu s’attache d’abord à ses réalisations au service des autres pour trouver du sens à sa vie. Ensuite, il intériorise sa participation au point de reconnaître la dignité de toute personne et lui donner place. Cette intériorisation consolide l’autonomie psychique de la personne et en fait le maître d’œuvre de son existence » (p. 403)
Profondément confucéen, le jeune patriotique Phan Châu Trinh grandit à une époque où la terre de ses ancêtres était en pleine effervescence militaire, politique et culturelle dans la lutte contre une nouvelle puissance autre que la Chine, connue depuis déjà un millénaire. Cet ancien mandarin rebelle, qui avait choisi de laisser cette carrière tant convoitée par tous les Vietnamiens, se mettait toute l’élite vietnamienne en pouvoir à dos en dénonçant leurs pratiques immorales envers leurs propres compatriotes[5]. Non seulement Phan Châu Trinh entra alors dans ce milieu dans un esprit d’essai, mais il a aussi entrepris des voyages d’observation à travers le pays afin de voir de ses propres yeux l’état de la situation sociale du Việt Nam d’alors qui paraissait pour lui, comparable à « un cheveu soutenant un poids considérable[6] ». À travers les textes de Phan Châu Trinh, l’on admet que ses arguments tiennent à une analyse historico-philosophique fondée sur des connaissances historiques du confucéen à travers le temps et l’espace. Vĩnh Sinh (2009, p. 49) analyse le discours des deux dernières conférences publiques données par ce patriote à son retour de la France en 1925 et constate que :
« lorsque la plupart de ses contemporains, parmi les lettrés, continuait aveuglément à accepter l’orthodoxie néo-confucéenne des Song, il (Phan Châu Trinh) soutenait que le modèle idéal du confucianisme se trouvait à l’âge d’or des Yao et Shun du temps des rois Wen et Wu, un moment de nouveautés aussi rafraîchissantes que la brise du printemps et sa douce lumière auxquelles aspire tout un chacun. Phan Châu Trinh voit en Confucius et en Mencius des philosophes guides tout comme en Yao et Shun, Yu, Tang, roi Wen et roi Wu, des praticiens modèles. (…) Il est particulièrement marqué par les idées de Mencius sur le devoir des subalternes envers un dirigeant qui est juste et leurs droits de s’opposer à un chef qui se trouve être machiavélique ou corrompu. »
Se donnant une mission libératrice pour le Việt Nam à cette époque, Phan Châu Trinh critiquait ouvertement les lettrés confucéens vietnamiens « qui supportaient l’empereur et contribuaient, de par leur rôle, à perpétuer son régime et par conséquent, empêchaient le Việt Nam à se développer en un état démocratique. »
« Particulièrement, ceux qui ont été reçusCử Nhân ou Tiến Sĩ, et qui ne comprennent pas du tout le Confucianisme; néanmoins, à chaque fois que ceux-ci ouvrent leur bouche pour dénoncer la civilisation moderne au nom du confucianisme – une civilisation qu’ils ne comprennent pas du tout.[7] »
Entre une collaboration franco-vietnamienne plutôt culturelle, assurée par une nouvelle couche de professionnels formés par le système d’éducation publique et française, et la position rigide et anti-française de toute une armée de mandarins tenant à préserver à tout prix leurs privilèges bâtis sur des valeurs confucéennes désuètes, Phan Châu Trinh a adopté l’autonomie – tự trị - comme solution. Dans son texte intitulé « Un nouveau Việt Nam à la suite d’une alliance franco-vietnamienne », écrit vers 1910-1911, avant son départ pour la France, selon Vĩnh Sinh (2009), voici ce qu’il attestait :
« le Parti révolutionnaire a été fondé par Phan Bội Châu et le Parti pour l’auto-gouvernance – Tự Trị Đảng – a été fondé par moi-même. Comme Phan Bội Châu a fondé le Parti révolutionnaire de l’extérieur du pays, deux organes existaient : l’un à l’intérieur et l’autre à l’extérieur. Le Parti pour l’auto-gouvernance n’avait pas cette double structure. » (Vĩnh Sinh (2009, p. 74)
L’autonomie semblait être son point de mire. Bien que le concept de l’autonomie reste encore peu développé, même à présent, tous les auteurs en sciences humaines qui, aujourd’hui, souhaitent redonner la place principale à l’humain (dans ce monde où la science devient un culte en soi), s’accordent sur la distinction entre l’autonomie comme un état et l’autonomie qui se développe dans un processus. Selon le commentaire de l’historien Vĩnh Sinh (2009, p. 19) à propos du projet de Phan Châu Trinh pour qui, « le cheminement que doit entreprendre son pays vers l’indépendance sera graduel », il est clair que l’autonomie que visait Phan Châu Trinh était ce processus de développement dans lequel il voyait le gain graduel d’une liberté exprimée en indépendance contre la domination française. Cette liberté « dans le régime d’autonomie s’exerce surtout dans la conception et la volonté de réalisation d’un projet un processus à plus ou moins long terme, incluant une dimension positive pour la collectivité, comme pour l’individu » (Verbunt, 2006, p.153), le projet étant, à nos yeux, un processus de conception, de planification pour arriver à une réalisation qui sera évaluée à la fin. Or, puisque toute collectivité est composée d’individus, l’autonomie comme un processus ne peut être attribuée à un ensemble d’individus sans passer par chacun. Ce processus, que nous baptisons « autonomisation », sera d’abord un processus singulier avant d’atteindre sa dimension collective, et ce, à travers l’éducation, selon Phan Châu Trinh pour qui le concept de tu thân dans le développement de soi tel que décrit par Marr (2000, p 773) n’est pas étranger. Le projet d’autonomisation de Phan Châu Trinh représentait alors d’abord, un perfectionnement de soi (self-cultivation) qui « embrasse une vaste variété de techniques d’entraînement personnel à l’illumination et aux vertus » et qui n’excluait nullement des actions collectives pour le soutenir. Le projet d’autonomisation de Phan Châu Trinh était en même temps un projet d’éducation moderne engageant tout Vietnamien par le biais de l’École libre du Tonkin et un projet socio-économique visant à établir un système de soutien collectif par le développement des sociétés économiques telles la société de production denước mắm (sauce de saumure) Liên ThànhThương Quánlégalement établie à Phan Thiết en 1906.
Les fondateurs de la société Liên Thành : Hồ Tá Bang, Nguyễn Trọng Lợi, Nguyễn Quý Anh (haut), Nguyễn Hiệt Chi, Trần Lệ Chất, Ngô Văn Nhượng (bas).
Source: http://vi.wikipedia.org/wiki/C%C3%B4ng_ty_Li%C3%AAn_Th%C3%A0nh
D’une part, au niveau individuel, quelle identité s’attribuait ce penseur vietnamien et que voyait-il pour le peuple vietnamien en ce temps de bouleversements? Quelles perspectives anticipait-t-il dans cette lutte désespérée selon Marr (1987)? D’une autre, au niveau collectif, que peut-on alors apprendre des solutions que Phan Châu Trinh désirait apporter aux « faibles » contre les plus forts (la France et la Chine) qui s’étaient alors ralliés par le traité de 1861?
En somme, l’autonomie collective de tout un peuple ne peut faire abstraction de l’autonomie individuelle, un retour rapide au parcours personnel de Phan Châu Trinh aiderait à mieux comprendre ses idées, et par conséquent, jetterait une lumière différente sur son projet pour un « nouveau Việt Nam » conçu et partiellement mis en œuvre il y a déjà cent ans.
[1] Tuck, P.J.N. (1987) p. 101
[2] Un nouveau Việt Nam à la suite d’une alliance franco-vietnamienne, traduction anglaise de VĩnhSinh (2009, p. 62)
[3] Tuck, P.J.N. (1987) p. 99
[4] Mucchielli (2009, pp.43-45) liste quatre catégories de référents identitaires psychosociologiques d’un acteur social : matériel et physique, historique, psychoculturel, psychosociaux.
[5] Letter to Governor-General Paul Beau (1907) : “In the past forty years the decay of Vietnam has been evident. (…) The laws are not respected. Men of talents no longer exist. The high officials simply wait for time to be promoted to higher ranks. The lower-ranked mandarins resort to intrigues and briberies to obtain their advancement. The scholar-students follow their example and have made that kind of behavior into a habit (…) Those mandarins who live in the countryside take advantage of their official position and behave with unforgiveable arrogance in their villages. Others, beside their festivities and sexual adventures, hardly know anything else. (…) In cities, as in the countryside, those who have power behave as treacherously as the hare, while the weaklings act as stupidly as the pigs. Ignorant and greedy, they don’t back off from any wrongdoing.” (traduction anglaise de Trương Bửu Lâm, 2000, p. 128).
[6] Un nouveau Viet Nam à la suite d’une alliance franco-vietnamienne, traduction anglaise de Vĩnh Sinh, (2009, p. 71).
[7] Id. (p. 49).
De ces contacts aussi brutaux avec les Français ne furent pas nés que des bouleversements d’ordre territorial ou militaire, l’unité culturelle et politique jusqu’ici préservée par l’observation des valeurs confucéennes vacilla à la propagation des valeurs du catholicisme et, d’une façon moins perceptible, à l’introduction d’un nouveau code écrit basé sur le principe alphabétique greco-latin, le Quốc Ngữ, proclamé langue officielle en parallèle avec le français en 1878[1]. Le pays tombé aux mains des étrangers venant de l’Ouest, la société menacée par une mue incontrôlable, pour les intellectuels vietnamiens de l’époque tels Phan Châu Trinh, « l’avenir s’annonce incertain et notre pays traverse une période de vie ou de mort[2] ». Cependant, cette nouvelle façon de codifier la langue présentait un grand avantage dans la promotion d’une nouvelle éducation (à diffuser plus largement) aux yeux de cet intellectuel, élevé et formé dans l’ancien système d’éducation complètement calqué sur celui de la Chine des Song. Reçu Cử Nhân en 1900, puis Phó Bảng en 1901, Phan Châu Trinh était probablement non sans conscience d’un nouveau système d’éducation à la française mis sur pied, d’abord, pour la formation d’un clergé indigène par l’église catholique depuis la fondation du vicariat de la Cochinchine et du Tonkin en 1659. Ce système d’éducation catholique qui engendra des érudits tels Trương Vĩnh Ký (1837-1898), Huỳnh Tịnh Của (1834-1907) était à la base du système d’éducation publique systématiquement établi, par la suite, à l’arrivée du contre-amiral Bonard[3] afin de former une nouvelle classe de fonctionnaire indigène. Les langues d’enseignement y furent le français et le Quốc Ngữ. L’on peut dire qu’à la naissance du Gia-Định Báo en 1865, une nouvelle classe d’intellectuels et de professionnels vietnamiens était née.
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/vi/8/80/Gia_%C4%90%E1%BB%8Bnh_b%C3%A1o.jpg
Dans un tel cadre socio-historique, le Việt Nam entrait dans une dialectique culturelle et identitaire cruciale : la perte territoriale était doublée de la menace d’une perte imminente de référents psycho-socioculturels[4] ressentie par toute la classe dirigeante composée de mandarins administrateurs et de lettrés, du nord au sud. Marr (1987) a remarqué que la génération des lettrés qui arrivait à la maturité environ en 1900 était obsédée par l’image de « mất nước », perdre sa patrie, non seulement dans un sens politique, mais plus sérieusement dans celui « d’une survie ultérieure en tant que Vietnamiens. Ils étaient désespérément à la recherche d’un sens nouveau, un « sauvetage ethnique (cứu quốc) poussé par un sentiment de désespoir et de perte » (p. 4). Ce sentiment de désespoir et de perte a été analysé plus en détail par Phan Châu Trinh lui-même, dans sa première lettre publique envoyée au gouverneur-général Paul Beau en 1907, à son retour du Japon. Dans cette lettre, il mentionna une « régression » du peuple vietnamien due à la politique protectorale qui encourageait les mauvais agissements des mandarins assurant une administration locale au profit de la France :
« Pendant ces dernières dizaines d’années, les hauts fonctionnaires de la Cour royale se contentaient du confort de leur palace, consacrant le plus clair de leur temps à contempler les futilités du passé. (…) La dignité des lettrés a disparu. (…) Les mœurs corrompues, le rituel et la civilité en voie de disparation. Par conséquence, un pays en expansion de plus de 400 000 kilomètres carrés et qui compte plus de 20 millions d’habitants est en train de régresser d’une semicivilisation à une complète barbarie. Peut être qu’il ne manque pas de lettrés qui, le désespoir au cœur, se sentent désolés devant la ruine de leur terre ancestrale; témoins de la disparition de leur race, en fait, ces derniers n’ont pas l’esprit tranquille.» (Truong, 2000, pp. 126-127).
Cette « régression », associée à la « dignité », aux « mœurs », à la « civilité », en contraste avec la « barbarie », pourrait être comprise, à la lumière de la distinction faite par Verbunt (2006, p. 14), dans le sens de l’opposition entre « civilisation » et « culture ». Sous cet angle, la civilisation est distincte de la culture puisque « civilisation » fait appel à la rationalité en « puisant davantage dans la raison sous forme d’idéologie et d’instrumentalité » tandis que la culture « possède une dimension affective », l’attachement affectif à un mode de vie, transmis dans des processus de socialisation. Or, dans la culture occidentale, les acquis de la civilisation étaient des apports techniques qui, au-delà de son utilité profane, apporte un nouveau pouvoir pour l’homme : la domination de l’homme sur les forces de la nature. La civilisation occidentale était devenue un moyen de libération pour l’homme dans son rapport avec le sacré. De là, une autonomie qui amène à « une création de sens dont les populations ont besoin pour organiser les relations entre leurs membres et avec l’au-delà », d’après Verbunt (2006, p. 24). À l’époque, il se pouvait que Phan Châu Trinh n’avait pas fait cette distinction de façon aussi consciente que Verbunt (2006), mais à travers ses propres mots utilisés dans ses écrits politiques, il est clair qu’une distinction entre la rationalité et les affects faisait partie de son analyse de la situation. Son projet de modernisation pour le Việt Nam était, en fait, un projet d’autonomisation où l’autonomie individuelle et collective des Vietnamiens pousserait le pays sur les rails de la modernité, la civilisation.
De fait, en analysant ce qui se passait avec ses ancêtres dans l’histoire des luttes d’indépendance du Việt Nam, Phan Châu Trinh se demandait clairement : « Quels étaient les sentiments (feelings) de notre peuple à ce moment-là? ». Le sentiment de désarroi que vécurent les Vietnamiens, surtout les intellectuels à l’époque, était lié à cet aspect culturel qui touchait directement à leurs affects. Voici comment Phan Châu Trinh faisait la différence entre ces éléments affectifs et la rationalité :
« Même si ces gens sortaient à peine de l’époque de la barbarie, ils se trouvaient encore au premier stade de la formation d’un état et n’étaient pas conscients de ce qu’aujourd’hui les Européens appellent le nationalisme (dân tộc chủ nghĩa). Mais les racines du nationalisme se trouvaient dans la nature humaine; conséquemment, les peuples barbares, semi-développés et civilisés font tous la distinction de cette notion » (Vĩnh Sinh, 2009, p. 58).
En distinguant les sentiments du peuple et leur niveau de compréhension des concepts politiques, Phan Châu Trinh était bel et bien conscient de cette distinction basique entre civilisation et culture qui, selon Verbunt (2006), permet d’échapper à la crispation ou le repli sur un modèle historique (dont reprochait Phan Châu Trinh à Phan Bội Châu) pour s’engager dans une nouvelle voie, celle d’une collaboration entre deux peuples, même dans un rapport d’inégalité. C’est dans l’autonomie comme une auto-gouvernance en interdépendance – tự trị – que Phan Châu Trinh voyait une force libératrice et non une indépendance – độc lập – comme Phan Bội Châu. L’autonomie est dans ce sens, « la valeur qui permet de co-exister avec d’autres à qui l’on ne peut plus imposer sa propre culture. Le droit des minorités s’inscrit dans le même mouvement de fond » (Verbunt, 2006, p. 144).
Or, pour y arriver, l’autonomie individuelle est nécessaire. Un individu autonome, d’après Guindon (2001, p. 403), est celui qui :
« (…) plus il affirme son autonomie psychique, moins il met l’accent sur des repères extérieurs tels les résultats obtenus, les fonctions occupées, les approbations des autorités par des salaires ou des promotions, les opinions de l’entourage ou encore l’avoir, le pouvoir ou la réputation. »
Cet individu libre, nous le trouvons en Phan Châu Trinh, à travers ses écrits en 1910-1911. Voici ce qu’il pensait des « repères extérieurs » tels le succès reconnu dans le monde du mandarinat et dans la société vietnamienne :
« En tout cas, à présent, la réussite des gens ne vient pas de leur formation professionnelle ou leurs talents en politique ou en droit. Je travaillais au Ministère des Rites pendant deux ans, j’étais au courant des techniques, des capacités et de la gloire des gens. Je les connaissais tous et ce n’était pas parce que j’étais incapable de les imiter. Seulement, ce n’était pas ce que je cherchais à atteindre. Non seulement, je ne gagnais ni recevais le plaisir de me joindre à la fonction publique, mais j’étais même content du fait que je m’y sentais prisonnier. Je préférais mieux me faire ligoter, confiné sur une île en haute mer, bien loin des gens de mon village, être frappé à coups de fouet, à me faire craché dessus ou être injurié. Je ne souhaitais pas me vanter de réussite en me faisant transporter en cheval, en entretenant des concubines, ou s’emportant fièrement devant les amis » (Vĩnh Sinh, 2009, p. 80)
Sans prétendre procéder à une analyse approfondie de ces propos, l’on peut facilement détecter cette autonomie interne à l’être que nomme Guindon (2001) une identité individuelle où :
« l’accent mis sur les priorités varie selon les défis relevés au long des phases successives de la vie. L’individu s’attache d’abord à ses réalisations au service des autres pour trouver du sens à sa vie. Ensuite, il intériorise sa participation au point de reconnaître la dignité de toute personne et lui donner place. Cette intériorisation consolide l’autonomie psychique de la personne et en fait le maître d’œuvre de son existence » (p. 403)
Profondément confucéen, le jeune patriotique Phan Châu Trinh grandit à une époque où la terre de ses ancêtres était en pleine effervescence militaire, politique et culturelle dans la lutte contre une nouvelle puissance autre que la Chine, connue depuis déjà un millénaire. Cet ancien mandarin rebelle, qui avait choisi de laisser cette carrière tant convoitée par tous les Vietnamiens, se mettait toute l’élite vietnamienne en pouvoir à dos en dénonçant leurs pratiques immorales envers leurs propres compatriotes[5]. Non seulement Phan Châu Trinh entra alors dans ce milieu dans un esprit d’essai, mais il a aussi entrepris des voyages d’observation à travers le pays afin de voir de ses propres yeux l’état de la situation sociale du Việt Nam d’alors qui paraissait pour lui, comparable à « un cheveu soutenant un poids considérable[6] ». À travers les textes de Phan Châu Trinh, l’on admet que ses arguments tiennent à une analyse historico-philosophique fondée sur des connaissances historiques du confucéen à travers le temps et l’espace. Vĩnh Sinh (2009, p. 49) analyse le discours des deux dernières conférences publiques données par ce patriote à son retour de la France en 1925 et constate que :
« lorsque la plupart de ses contemporains, parmi les lettrés, continuait aveuglément à accepter l’orthodoxie néo-confucéenne des Song, il (Phan Châu Trinh) soutenait que le modèle idéal du confucianisme se trouvait à l’âge d’or des Yao et Shun du temps des rois Wen et Wu, un moment de nouveautés aussi rafraîchissantes que la brise du printemps et sa douce lumière auxquelles aspire tout un chacun. Phan Châu Trinh voit en Confucius et en Mencius des philosophes guides tout comme en Yao et Shun, Yu, Tang, roi Wen et roi Wu, des praticiens modèles. (…) Il est particulièrement marqué par les idées de Mencius sur le devoir des subalternes envers un dirigeant qui est juste et leurs droits de s’opposer à un chef qui se trouve être machiavélique ou corrompu. »
Se donnant une mission libératrice pour le Việt Nam à cette époque, Phan Châu Trinh critiquait ouvertement les lettrés confucéens vietnamiens « qui supportaient l’empereur et contribuaient, de par leur rôle, à perpétuer son régime et par conséquent, empêchaient le Việt Nam à se développer en un état démocratique. »
« Particulièrement, ceux qui ont été reçusCử Nhân ou Tiến Sĩ, et qui ne comprennent pas du tout le Confucianisme; néanmoins, à chaque fois que ceux-ci ouvrent leur bouche pour dénoncer la civilisation moderne au nom du confucianisme – une civilisation qu’ils ne comprennent pas du tout.[7] »
Entre une collaboration franco-vietnamienne plutôt culturelle, assurée par une nouvelle couche de professionnels formés par le système d’éducation publique et française, et la position rigide et anti-française de toute une armée de mandarins tenant à préserver à tout prix leurs privilèges bâtis sur des valeurs confucéennes désuètes, Phan Châu Trinh a adopté l’autonomie – tự trị - comme solution. Dans son texte intitulé « Un nouveau Việt Nam à la suite d’une alliance franco-vietnamienne », écrit vers 1910-1911, avant son départ pour la France, selon Vĩnh Sinh (2009), voici ce qu’il attestait :
« le Parti révolutionnaire a été fondé par Phan Bội Châu et le Parti pour l’auto-gouvernance – Tự Trị Đảng – a été fondé par moi-même. Comme Phan Bội Châu a fondé le Parti révolutionnaire de l’extérieur du pays, deux organes existaient : l’un à l’intérieur et l’autre à l’extérieur. Le Parti pour l’auto-gouvernance n’avait pas cette double structure. » (Vĩnh Sinh (2009, p. 74)
L’autonomie semblait être son point de mire. Bien que le concept de l’autonomie reste encore peu développé, même à présent, tous les auteurs en sciences humaines qui, aujourd’hui, souhaitent redonner la place principale à l’humain (dans ce monde où la science devient un culte en soi), s’accordent sur la distinction entre l’autonomie comme un état et l’autonomie qui se développe dans un processus. Selon le commentaire de l’historien Vĩnh Sinh (2009, p. 19) à propos du projet de Phan Châu Trinh pour qui, « le cheminement que doit entreprendre son pays vers l’indépendance sera graduel », il est clair que l’autonomie que visait Phan Châu Trinh était ce processus de développement dans lequel il voyait le gain graduel d’une liberté exprimée en indépendance contre la domination française. Cette liberté « dans le régime d’autonomie s’exerce surtout dans la conception et la volonté de réalisation d’un projet un processus à plus ou moins long terme, incluant une dimension positive pour la collectivité, comme pour l’individu » (Verbunt, 2006, p.153), le projet étant, à nos yeux, un processus de conception, de planification pour arriver à une réalisation qui sera évaluée à la fin. Or, puisque toute collectivité est composée d’individus, l’autonomie comme un processus ne peut être attribuée à un ensemble d’individus sans passer par chacun. Ce processus, que nous baptisons « autonomisation », sera d’abord un processus singulier avant d’atteindre sa dimension collective, et ce, à travers l’éducation, selon Phan Châu Trinh pour qui le concept de tu thân dans le développement de soi tel que décrit par Marr (2000, p 773) n’est pas étranger. Le projet d’autonomisation de Phan Châu Trinh représentait alors d’abord, un perfectionnement de soi (self-cultivation) qui « embrasse une vaste variété de techniques d’entraînement personnel à l’illumination et aux vertus » et qui n’excluait nullement des actions collectives pour le soutenir. Le projet d’autonomisation de Phan Châu Trinh était en même temps un projet d’éducation moderne engageant tout Vietnamien par le biais de l’École libre du Tonkin et un projet socio-économique visant à établir un système de soutien collectif par le développement des sociétés économiques telles la société de production denước mắm (sauce de saumure) Liên ThànhThương Quánlégalement établie à Phan Thiết en 1906.
Les fondateurs de la société Liên Thành : Hồ Tá Bang, Nguyễn Trọng Lợi, Nguyễn Quý Anh (haut), Nguyễn Hiệt Chi, Trần Lệ Chất, Ngô Văn Nhượng (bas).
Source: http://vi.wikipedia.org/wiki/C%C3%B4ng_ty_Li%C3%AAn_Th%C3%A0nh
D’une part, au niveau individuel, quelle identité s’attribuait ce penseur vietnamien et que voyait-il pour le peuple vietnamien en ce temps de bouleversements? Quelles perspectives anticipait-t-il dans cette lutte désespérée selon Marr (1987)? D’une autre, au niveau collectif, que peut-on alors apprendre des solutions que Phan Châu Trinh désirait apporter aux « faibles » contre les plus forts (la France et la Chine) qui s’étaient alors ralliés par le traité de 1861?
En somme, l’autonomie collective de tout un peuple ne peut faire abstraction de l’autonomie individuelle, un retour rapide au parcours personnel de Phan Châu Trinh aiderait à mieux comprendre ses idées, et par conséquent, jetterait une lumière différente sur son projet pour un « nouveau Việt Nam » conçu et partiellement mis en œuvre il y a déjà cent ans.
[1] Tuck, P.J.N. (1987) p. 101
[2] Un nouveau Việt Nam à la suite d’une alliance franco-vietnamienne, traduction anglaise de VĩnhSinh (2009, p. 62)
[3] Tuck, P.J.N. (1987) p. 99
[4] Mucchielli (2009, pp.43-45) liste quatre catégories de référents identitaires psychosociologiques d’un acteur social : matériel et physique, historique, psychoculturel, psychosociaux.
[5] Letter to Governor-General Paul Beau (1907) : “In the past forty years the decay of Vietnam has been evident. (…) The laws are not respected. Men of talents no longer exist. The high officials simply wait for time to be promoted to higher ranks. The lower-ranked mandarins resort to intrigues and briberies to obtain their advancement. The scholar-students follow their example and have made that kind of behavior into a habit (…) Those mandarins who live in the countryside take advantage of their official position and behave with unforgiveable arrogance in their villages. Others, beside their festivities and sexual adventures, hardly know anything else. (…) In cities, as in the countryside, those who have power behave as treacherously as the hare, while the weaklings act as stupidly as the pigs. Ignorant and greedy, they don’t back off from any wrongdoing.” (traduction anglaise de Trương Bửu Lâm, 2000, p. 128).
[6] Un nouveau Viet Nam à la suite d’une alliance franco-vietnamienne, traduction anglaise de Vĩnh Sinh, (2009, p. 71).
[7] Id. (p. 49).