ANTHROPOLOGIE DU PROJET
JEAN-PIERRE BOUTINET
Collection Quadrige Numéro 1
Psychologie/Psychanalyse
Psycho sociale
Prix 20 € Nombre de pages 432 Format 145x200
Date de parution février 2004
ISBN 9782130547082
(p. 4) En opposition avec les sociétés traditionnelles, notre culture technologique parle de plus en plus de projet: pour s'en convaincre, il n'est que de faire attention au vocabulaire utilisé: On peut certes se demander si cela procure une aide pour les individus dans la détermination de leurs intentions. Et lorsqu'il passe de la phase de conception à la phase de réalisation, le projet constitue-t-il un guide efficace à l'action, surtout lorsqu'on mesure les décalages, voire les failles, qui séparent ce qui a été projeté de ce qui sera par la suite concrétisé? Qu'en est-il du projet d'orientation ou d'insertion des jeunes, du projet d'aménagement d'une région consigné dans un schéma directeur, du projet de développement d'une nation précisé dans un plan?
LE TEMPS
(p. 5) Parler d'une anthropologie du projet, c'est finalement s'interroger sur la façon dont les individus, les groupes, les cultures vivent le temps. Sommes-nous en présence d'un temps brisé depuis l'apparition de l'objet technique? Celui-ci dans sa production comme dans sa manipulation jouerait alors le rôle d'un accélérateur du temps linéaire. Ou bien, par-delà cette cassure constatée, est-il possible de retrouver une certaine unité de temps qui ne condamne pas le temps traditionnel à l'inefficacité, le temps technologique à l'activisme? On peut finalement se demander si cette opposition entre un temps à projet et un temps sans-projet, aujourd'hui accentuée, n'a pas été une donnée permanente des différentes cultures qui se sont succédé.
(p. 6) Temps existentiel, temps opératoire sont deux modalités d'un même temps, le temps vécu. Sans exclure la première, nous constatons qu'aujourd'hui la culture technologique privilégie la seconde. Ce qui ne laisse pas de nous interroger: pouroquoi valoriser à ce point le temps opératoire et à travers lui le concept du projet? De quels enjeux une telle perspective est-elle porteuse? En quoi plus spécialement aujourd'hui le projet constitue-t-il une référence obligée? Quoi qu'il en soit, à travers les nombreux changements dont nous sommes les témoins et parfois les acteurs, nous nous sentons entraînés vers un temps prospectif. Et la meilleure façon de s'adapter à ce temps prospectif est d'anticiper, de prévoir l'état futur. S'ébauche alors le projet, qui devient pour tous une nécessité, c'est-à-dire, malgré ses ambiguïtés, un mode d'adaption privilégié qui évite aux individus de tomber dans l'une ou l'autre des formes de marginalité que sécrètent les fonctionnements sociaux de l'ère post-industrielle: la situation de "sans-projet" ou encore celle de "hors-projet".
PLUS QU'UN CONCEPT, UNE FIGURE EMBLÉMATIQUE DE NOTRE MODERNITÉ
(p. 7) Il nous faut revenir à ce sujet sur la connotation positive qui entoure le projet. Cette connotation souffre à notre connaissance de peu d'exceptions: citons toutefois l'expression ancienne mais peu utilisée aujourd'hui de "l'homme à projets", personnage hypomaniaque activiste que l'on retrouve dépeint chez différents auteurs, Bossuet et Florian au XVIIe siècle, plus de nous, Sartre, Bataille et Cioran. Nous pouvons ici mieux comprendre la signification surtout valorisante du projet si nous mettons en relation la figure qu'il incarne avec l'expression d'un idéal qui est toujours le produit du narcissisme inscrit dans l'individu ou l'organisation. Alors, la figure que nous évoquerons pourra, selon les circonstances, prendre différentes significations: depuis celle d'un simple avatar, jusqu'à celle d'un autre idéalisé ou, mieux, sublimé, en passant par celle du substitut.
Peut-on dire alors que le projet oscille entre concept et figure, exprimant à la fois une réalité survalorisée par la culture technologique et une idéalisation caractéristique de ce qui fait toute condition humaine? Une telle question nous amène à nous interroger sur les raisons qui font si bien coïncider concept et figure au niveau de notre modernité, comme ils ne l'avaient jamais autant fait auparavant. Certes la modernité est d'abord l'expression d'un héritage, comme l'ont bien montré chacun de leur côté G. Balandier (1974) et J. Habermas (1981). Comprendre pourquoi elle trouve dans le projet un mode d'expression privilégié, c'est chercher à mettre au jour toute une archéologie du projet qui nous montrera facilement deux dérives constitutives de cette modernité, exprimées dans deux utilisations contrastées du projet: une dérive rationalisante qui a permis la lente affirmation des conduites d'anticipation soucieuses de toujours mieux maîtriser le futur, une dérive plus existentielle faite d'interrogation sur le sens d'une évolution individuelle et collective et le type de finalité qu'elle incarne, exprimant par là une recherche inquiète d'un inaccessible idéal.
UNE RÉALITÉ À ÉLUCIDER
(p. 8) Cette référence obligée aux anticipations temporelles et spatiales propres à l'environnement des sociétés technologiques nous apparaît aussi comme une propriété caractéristique de l'ordre humain. Alors, comment faire le partage des choses: simple reflet de la culture moderne ambiante, signe annonciateur d'un nouveau lien social, caractéristique universelle de la condition humaine à travers une utilisation intempestive et floue d'un concept? (...) Est-ce la même réalité qui traverse le projet d'orientation du jeune, le projet d'entreprise, la gestion par projet et le projet architectural? Quels fils conducteurs peut-on isoler et mettre en évidence dans la variété des situations à projet? Le projet est-il un véritable concept nomade qui circule dans différents registres? La question finalement à nous poser qui va nous guider la présente étude est de savoir si, au-delà des apparences, le projet reste aussi nomade qu'on le prétend.
Certes, on pourra invoquer pour le comprendre l'individualisation croissante des comportements dans nos sociétés, spécialement depuis l'époque des Lumières. Par ailleurs, la fragilisation du temps vécu apparaît comme un autre fait tout aussi incontestable, sans doute d'ailleurs en lien avec le précédent: la rupture d'avec l'héritage passé, le caractère transitoire des engagements, la culture de l'immédiat en sont les traits saillants entre autres indicateurs. Cette individualisation des conduites et cette fragilisation du temps sont certainement à mettre en relation avec cette lente émergence comme souci dominant de la figure du projet qui tente de s'imposer dans de nombreuses sphères de notre existence et nous force à nous interroger sur la signification à accorder à une culture faite simultanément de volontarisme et d'anticipation: anticipation d'un espace à aménager, anticipation d'une société meilleure, anticipation d'un individu perfectible; anticipation d'un temps désiré; volontarisme et anticipation se mettent au service de l'autonomie recherchée de l'individu et du groupe avides de prouver leur capacité à gérer des changements orientés, dans un environnement turbulent: c'est là une ambivalence troublante, au moins telle qu'elle nous est donnée à observer; le projet, expression du tranasitoire et de l'éphémère au service de réalisations ponctueles et efficaces, se veut en même temps recherche de permanence et de globalité, recherche de sens à travers l'explicitation de finalités régulatrices non sujettes à révisions périodiques. La culture du projet apparaît donc comme éclatée et conflictuelle, même si ce projet se donne la plupart du temps comme une figure valorisée aux connotations très largement positives.
PSYCHOLOGIE DES CONDUITES À PROJET
JEAN-PIERRE BOUTINET
Collection Que sais-je ? Numéro 2770
Psychologie/Psychanalyse/Psycho sociale
Prix 8 € Nombre de pages 128 Format 115x176
Date de parution avril 2004, 4ème édition
ISBN 9782130543176